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peu, et pourtant je ne puis comprendre comment j’ai pu… »

Est-ce que tout cela ne dégage pas l’odeur de ce qu’on prépare, arrange, combine ? Est-ce qu’en tout cas nous ne sommes pas infiniment loin de Werther ? Et quel lien établir entre le dénouement tragique du roman et la fin paisible, un peu plate, de la vraie « idylle » ?


II

Quelques-uns, que trouble tant de sérénité, et qui pourtant veulent absolument que ce livre célèbre soit une confession, ont pensé que Gœthe avait trouvé dans sa propre vie les traits plus violens (la jalousie d’Albert, par exemple), dont il n’est point possible de chercher l’origine dans l’aventure de Wetzlar. Comme, en outre, il a donné des yeux noirs à son héroïne, tandis que la fiancée authentique de Kestner avait des yeux bleus, ils en concluent qu’il faut chercher à la première un autre modèle, et que ce modèle ne saurait être que Maximilienne de La Roche. Gœthe, en effet, l’avait revue à Francfort, où elle avait épousé un négociant du nom de Brentano : « La chère Max se marie, avait-il écrit à ce propos à son ami Kestner, ici, avec un commerçant considéré. Bien ! très bien ! » Mariage de raison, que la jeune femme avait accepté pour des considérations d’ordre pratique, et qui ne devait guère être heureux. Gœthe, qui s’était laissé charmer par elle avant qu’elle fût mariée, eut grand plaisir à la rencontrer après : « J’ai revu les yeux noirs, écrivit-il à Mme de La Roche qu’il prit pour confidente ; je ne sais pas ce qu’il y a dans les yeux. » L’on peut croire qu’il eut quelque curiosité de le savoir. Dans une lettre (en français) de Merck à sa femme, en effet, nous trouvons cette phrase suggestive : « Gœthe est déjà l’ami de la maison, il joue avec les enfans et accompagne les enfans de madame avec la basse (le violoncelle). M. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l’aime et veut absolument qu’il fréquente la maison[1]. » Peut-être Gœthe songea-t-il à recommencer l’aventure de Wetzlar, sans interrompre d’ailleurs pour cela sa correspondance avec les Kestner. Mais Brentano n’était ni un rêveur, ni un idéologue : père de cinq enfans qu’il avait eus d’une première femme, d’esprit positif et bourgeois, fort épris, à sa manière, — pour autant que ses harengs et ses fromages lui en laissaient le loisir, — des yeux noirs de Maximilienne, il ne permit pas que le roman s’introduisît dans son ménage : il fut jaloux,

  1. 29 janvier 1774.