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en le caressant au bon endroit ; en sorte que, si nous la connaissons aujourd’hui, c’est aux souvenirs du chancelier de Muller que nous le devons. Gœthe ne parlait de Werther que pour en faire ressortir la beauté, que pour en défendre la portée, que pour en revendiquer l’honneur. Il n’entendait point en partager la gloire avec la généralité de ses contemporains, et tenait à le donner comme une œuvre essentiellement personnelle, qui lui appartenait bien en propre, qu’il avait réellement vécue avant de l’écrire : « J’ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, disait-il à son fidèle confident, et je ne les dois ni à l’influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m’a fait écrire, ce qui m’a mis dans cet état d’esprit d’où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourmens tout à fait personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J’avais vécu, j’avais aimé et j’avais beaucoup souffert. Voilà tout. » Il ajoutait — et chacun comprendra que ces assertions, dans sa pensée, n’enlevaient à son œuvre sa signification momentanée que pour lui donner une portée plus universelle, plus humaine : — « On a beaucoup parlé d’une « époque de Werther ». Cette époque n’est pas du tout une époque historique déterminée, c’est une époque de la vie de chaque individu. Nous sommes tous nés avec le sens de la liberté naturelle, et, nous trouvant dans un monde vieilli, il faut que nous apprenions à nous trouver bien dans ses cases étroites. Bonheur entravé, activité, jeunes désirs inassouvis, ce ne sont pas là les infirmités d’un temps spécial, mais bien de chaque homme ; et c’est un malheur si quelqu’un n’a pas dans sa vie un instant pendant lequel il lui semble que Werther a été écrit pour lui seul. » Il ne s’en tenait pas là ; il invoquait son œuvre la plus passionnée pour attester la puissance et la réalité de sa sensibilité. « Dieu me préserve, écrivait-il à Mme de Stein, de me trouver de nouveau dans le cas d’en écrire ou d’en pouvoir écrire une pareille ! » Plus tard, comme s’il eût pressenti que la critique future apporterait une curiosité particulièrement indiscrète à l’examen de ce roman, et que les descendans, pour le relire avec amour, voudraient du moins être convaincus de sa sincérité, il affirmait l’avoir puisé, « comme Faust, tout entier dans son cœur ».

Essayons donc, puisqu’il nous y convie en quelque sorte, de remonter à la source même de son œuvre.

L’anecdote est connue. Elle a été racontée souvent, depuis la publication, déjà ancienne, des lettres de l’époque[1]. On en peut

  1. Ch. Kestner, Gœthe und Werther. Briefe Gœthens aus seiner Jugendzeit ; Suttgart, 1854. — On trouve également ces lettres dans l’édition de Weimar des Œuvres de Gœthe. Abtheilung IV, Bd 2 (1887).