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ESSAI SUR GŒTHE

III.[1]
LA CRISE SENTIMENTALE

Nous avons vu par quelles influences et par quelles circonstances Goethe fut amené au romantisme, bien qu’il n’y fût point porté par sa véritable nature. Elle ne l’inclinait pas non plus vers le « sentiment ». Mais le « sentiment » était à la mode : les jeunes disciples de Rousseau, fanatiques de Shakspeare et d’Ossian, le célébraient sur des modes lyriques comme étant à la fois le but, la noblesse et la beauté de la vie. Qu’il s’agît de l’amour ou de l’amitié, l’on s’appliquait à en exagérer l’expression, en se figurant de bonne foi qu’on en augmentait ainsi l’intensité. Rappelez-vous les hymnes de Klopstock, les dithyrambes de Gleim ou de Fritz Jacobi, le ton des lettres de Goethe lui-même à quelques-uns de ses amis et à son amie — qu’il n’avait jamais vue — Auguste de Stolberg. L’on ne trinquait pas sans rappeler solennellement la Cène ; on s’adressait des épîtres sans fin pour se souhaiter bonne nuit ; on se vantait de ses rêveries ; on s’enorgueillissait de ses larmes ; on délayait ses mélancolies en paroles interminables, et l’on avait des désespoirs grandiloquens. Goethe paya son tribut à cette manie : il fut sentimental

  1. Voyez la Revue des 1er juillet et 1er août.