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engendrent une nation. Leur ciment naturel est l’usage de la même langue : déjà la langue trahit la tendance unitaire. Des confins du Syrmium aux portes de Fiume et aux Bouches de Cattaro, nul mot n’est plus populaire que celui de narod (nation), et nul n’entend par là son pays propre. Le peuple ne saurait dire exactement où commence cette patrie, quelles sont ses frontières et sa capitale. Mais il est sûr qu’elle existe ; il sent que l’avenir la révélera ; il n’en adoptera jamais d’autre.

Quoique la Russie observe l’attitude la plus prudente et se garde d’encourager les tendances panslavistes, son prestige, dans ces régions, est considérable. Ce n’est pas seulement la sœur aînée, à laquelle va naturellement l’affection des nationalités slaves secondaires, ni l’émancipatrice des frères chrétiens des Balkans, c’est encore, dans l’arrière-pensée commune, le Deus ex machina qui paraîtra au dernier acte de cette lutte contre les élémens étrangers. L’accord de sa politique avec celle de la France a paru de bon augure aux Jugo-Slaves. Après tout, le programme de l’Opposition réunie ne fait qu’élargir une conception napoléonienne. Il étend, à l’est, les frontières du royaume d’Illyrie et y annexe les provinces jadis chrétiennes que les Turcs ont été forcés d’abandonner. Et cet élargissement, au regard, du moins, de l’historien et du philologue, n’est pas arbitraire : car le Bosniaque est Slave ; ses ancêtres ont été gouvernés par des rois du même sang ; quand Vuk est remonté aux sources de la langue nationale, c’est dans la pauvre Herzégovine qu’il s’est arrêté.

La politique hongroise ne se borne donc pas à entreprendre sur la personnalité de la nation croate, qui ne compte que deux millions et demi d’âmes ; elle refoule l’idée commune et chère à la plupart des Jugo-Slaves de la monarchie, par la seulement on jugera du caractère véritable de la réaction qu’elle provoque. Une opposition, en Croatie, qui se bornerait à réclamer une somme plus large de libertés publiques, qui serait un pastiche de la guerre ; que les « progressistes » de l’Occident font depuis si longtemps au principe autoritaire, manquerait d’intérêt et n’aurait qu’un avenir banal. Sur le terrain national, appuyée moralement par des populations du même sang, parlant la même langue et aspirant, en somme, au même résultat, elle apparaît légitime, sensée, et se hausse jusqu’à’ la région des problèmes européens. Car nul ne méconnaît les effets qu’aurait, sur la politique extérieure de l’Autriche, la réalisation d’une hégémonie jugo-slave.

Cette hégémonie, on comprend que les Hongrois la redoutent. Non seulement, elle est inconciliable avec le régime dualiste, mais elle constituerait à côté d’eux un état égal et rival. Ce qu’on