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l’appel d’une cloche, le personnel de l’évêché et les hôtes se réunissent, le soir, dans une antichambre attenante à la salle à manger. Quelques instans après, dans la pénombre d’immenses salons formant galerie, portes ouvertes à deux battans, et dont les ors tremblotent au passage du bougeoir, un vieillard à peine voûté, les épaules couvertes d’un châle, s’avance d’un pas agile, précédé d’un serviteur. L’œil caressant, chercheur, plein de feu ; des tempes qui semblent repousser des flocons de cheveux gris ; le geste d’une grâce indicible ; un peu d’ironie dans la bouche : c’est Mgr Strossmaier.

A la table qu’il préside, peu importe le sujet de la conversation. Quel qu’il soit, ce causeur incomparable va l’évoquer, le marquera de son empreinte, le vêtira des chatoiemens de son imagination, ou le nourrira de quelque substance inattendue, fortifiante, d’un produit spécial de son érudition à lui. Une idée qui a passé par sa bouche n’est plus un simple être de raison : on lui trouve une quasi-personnalité, de la vie. La parole est lente, nuancée, prenante. Dans la controverse, où le grand orateur du concile est resté maître, elle semble happer l’argument contraire, et du monde intellectuel on croit percevoir un bruit de chose broyée. Les mains magnifiquement jointes, le front attentif et mobile complètent cette physionomie, à laquelle pas une séduction ne manque, et qui se détend, après les jeux de l’athlète, dans un rayonnement de bonté.


V

On peut s’étonner qu’un esprit si puissant et si prodigue de lui-même n’ait pas pris sur sa génération, au point de vue politique, une influence décisive. Le fait est qu’une partie de l’opposition croate échappe aujourd’hui aux voies dans lesquelles Strossmaier avait voulu la fixer. Il l’entrevoyait sous l’aspect d’une résurrection plénière de vie nationale, alimentée par les lettres, les arts, l’instruction à tous les degrés, largement communiquée surtout aux races sœurs qui entourent la Croatie. Son sentiment était que, ce programme rempli, la question proprement politique se résoudrait d’elle-même. Cette double préoccupation d’élever l’âme de son pays et de la faire rayonner sur toute la famille jugo-slave n’honore pas seulement le prélat, le philosophe et l’artiste. C’est une vue positive, à longue échéance, il est vrai, inaccessible à la vanité et au particularisme démocratiques, — mais adaptée aux besoins du pays, à sa constitution ethnique et au meilleur de ses aspirations.