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a préféré servir de conseil et de guide à sa patrie, et l’histoire officielle n’attache d’autre titre à ce grand nom que celui d’évêque de Djakovo.

Ce siège de Djakovo l’attirait : il s’y sentait prédestiné. On raconte que, simple vicaire à Péterwardein, il vint confier à l’évêque de ce temps, Kukovic, quelque déception professionnelle. Econduit, il passa la nuit en prières et écrivit sur ses tablettes (ce curieux autographe est conservé à l’Académie d’Agram) : Mihi semper est orandum, præsertim autem hac nocte, et si mihi licet in futura prospicere, me Deus ad magna destinavit. Au matin, Kukovic le fait appeler, et lui tendant une lettre : « Vous êtes heureux, lui dit-il, on vous attend à l’Augustineum. » Ici l’âme slave déborde, et l’abbé Strossmaier, touchant l’épaule du prélat stupéfait : « Monseigneur, n’en doutez point, je serai votre successeur ! » Kukovic regimbe. « N’en doutez point, insiste le futur évêque de Djakovo, une voix de Dieu me le dit ! »

Le pressentiment vint à échéance huit ans plus tard. C’est le 29 septembre 1850 que la cérémonie d’intronisation eut lieu. Depuis cette époque, il n’est pas une œuvre, pas une lutte, pas une épreuve nationales à laquelle Mgr Strossmaier ne s’associe. Souvent contrarié dans ses vues politiques et convaincu qu’une nouvelle trempe intellectuelle est surtout nécessaire à son pays, son génie s’exerce à la lui fournir. Il provoque des souscriptions et paie magnifiquement d’exemple en faveur de l’Académie et de l’Université. Il découvre les maîtres, subventionne les élèves, encourage le goût de l’histoire et de la langue nationales. Il se dépouille de ses tableaux et fonde à Agram la galerie qui porte son nom. De la plaine de Slavonie, aux bourgades monotones, où ne circulent guère que des charrettes de paysans et dont l’automne transforme les routes en fleuves de boue, émerge un chef-d’œuvre, digne de Vienne ou de Paris, lumineux, attirant, personnel : sa cathédrale, véritable élan d’une âme d’artiste vers Dieu, d’un penseur aussi, qui lui donne la forme symbolique de la croix grecque, pour attester sa foi en la réconciliation des deux Eglises, — sa cathédrale, où, les jours de fête, une foule rustique, naïve, bariolée, s’agenouille devant des fresques de Seitz, aux sons d’un orgue tenu par un lauréat du conservatoire de Prague.

Son exemple maintient le clergé dans les voies du nationalisme, et aussi de la culture occidentale ; par le clergé, son génie est diffusé dans la démocratie naissante, qu’il épure. Au Vatican, qui lui tint longtemps rigueur de son attitude au Concile, ses avis ont épargné, en matière de promotions épiscopales, des erreurs que la nonciature de Vienne ne signalait pas. La