Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai raconté la première vogue des Burlesques au Royalty et au Strand. Cette vogue a fait ensuite la fortune d’un théâtre plus luxueux, la Gaiety, avec Nellie Farren, qui a hérité des anciens rôles de Mrs Bancroft et les a singulièrement encanaillés. Si vous prononcez ce nom devant un « vieux marcheur » londonien, dont la jeunesse a battu son plein de 1865 à 1875, vous allumerez au fond de sa prunelle une petite flamme libidineuse et attendrie. Aujourd’hui plus de Nellie Farren, plus de burlesques ! L’opérette végète ; la pantomime n’amuse plus guère les enfans. Parmi les genres inférieurs, deux subsistent et ont même étendu leur clientèle. La farce a pris ses aises : il lui faut trois actes au lieu d’un seul pour se déployer. Le mélodrame, qui habitait dans les quartiers excentriques, au-delà des ponts, dans des parties de Londres dont la géographie était mal connue, au Surrey, au Victoria, au Grecian, au Standard, a fait un retour offensif. Il règne en maître à Drury-Lane, à l’Adelphi et au Princess. Dans cette immense agglomération humaine, il y a un troisième public pour ces deux genres populaires, un public qui ne se confond ni avec le public des music-halls ni avec celui des grands théâtres où l’on joue le drame littéraire et la haute comédie.

Le succès persistant, et même croissant, de la farce et du mélodrame n’est pas un symptôme inquiétant. Ces genres répondent à des besoins primitifs et légitimes de l’esprit. Je crois inutile de prouver qu’il est bon de faire rire les gens et que ce rire commence leur éducation. Ceux qui méprisent les absurdités du mélodrame ne songent pas que l’acceptation même de ces absurdités révèle, chez la foule, un instinct idéaliste, dont les lettrés sont souvent dépourvus. J’ai effleuré, à propos d’Irving, une question, souvent discutée : si nous allons au théâtre pour y chercher l’image de la vie ou pour oublier la vie. Le mélodrame résout la question, en donnant raison aux deux hypothèses et satisfaction aux deux besoins, en offrant l’extrême réalisme du décor et du langage à côté de l’extraordinaire dans les sentimens et dans les événemens. Ces multitudes qui se régalent des pièces de Buchanau, de G. Sims ou même — pour descendre un degré plus bas — de Merritt et de Pettitt, passent quelquefois, de plain-pied, à Shakspeare, car il y a un mélodrame dans tout draine de Shakspeare, et, n’était l’archaïsme du langage, ce mélodrame ferait vibrer l’âme populaire en 1895 comme en 1595. Le mélodrame a sa moralité, mais elle est grossière parce qu’elle naît d’un accident. Une passerelle qui traverse un torrent se brise sous les pas du méchant ; un pan de mur s’écroule sur lui et l’écrase ; une chaudière éclate et le disperse en atonies. Il faut apprendre à ces gens-là que le châtiment du coupable doit sortir de ses fautes mêmes,