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sinon un résidu des théories que l’on croit avoir entièrement abandonnées, un reste de l’hypothèse du fluide calorifique ou des suppositions mécaniques ? Aura-t-on vraiment chassé de la science ces hypothèses, tant que l’on n’aura pas donné de la notion de quantité de chaleur une définition claire et générale qui ne fasse aucun appel implicite et inaperçu à des suppositions aujourd’hui douteuses ou condamnées ?

Les oscillations des idées que les physiciens ont professées touchant la chaleur, comme les vicissitudes des théories de l’optique, sont un saisissant exemple de l’évolution qu’ont subie toutes les théories physiques depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Les idées abstraites qui sont les fondemens de ces théories, Descartes les construit uniquement avec des notions empruntées à la géométrie et à la cinématique, avec des figures et des mouvemens ; à l’élément géométrique Newton substitue l’élément dynamique : des points matériels, du mouvement, des attractions et des répulsions, voilà toute sa physique ; encore, toutes les fois qu’elle le peut, son école met-elle le repos là où les cartésiens avaient mis l’agitation. Durant sa jeunesse, le XIXe siècle, par une synthèse hardie et féconde de ces deux doctrines, crée une physique mathématique dont tous les élémens sont empruntés à la géométrie, à la cinématique, à la dynamique ; des corps diversement figurés, des mouvemens plus ou moins compliqués, des attractions et des répulsions variées, tels sont les matériaux avec lesquels il édifie les théories de l’optique, de la chaleur, de l’élasticité, de la capillarité, voire de l’électricité et du magnétisme. Mais, à son déclin, lassé des vicissitudes par lesquelles ont passé les définitions des idées abstraites employées en physique, il essaye de se passer de ces idées et de n’introduire dans ses raisonnemens que des notions concrètes, directement mesurables. En réalité, sous ses raisonnemens, les abstractions demeurent cachées et portent en elles la trace confuse des théories repoussées. Pour rejeter pleinement ces hypothèses et construire une physique qui en soit exempte, il faudrait reprendre sur nouveaux frais la définition des idées abstraites dont cette physique ne peut se passer. Quels sont les principes qui doivent nous guider dans cette revision des notions sur lesquelles reposent les diverses théories physiques ? Une étude attentive des lois qui, depuis près de trois siècles, régissent l’évolution de ces théories nous permettrait peut-être d’entrevoir les règles qu’il faut suivre pour en achever la réforme.

P. Duhem.