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avoir une source infinie d’amour et d’intelligence d’où nous venons et où nous retournons, Vénérons-la. » Le nouveau prophète dit : « S’il y avait un Dieu, comment supporterais-je de n’en pas être un ? Donc il n’y en a pas. » C’est le paroxysme de l’orgueil athée. L’absence de loi universelle lui paraît nécessaire à la liberté humaine. « J’ai placé cette joie céleste sur l’homme comme une cloche d’azur en enseignant qu’il n’y a pas de volonté éternelle dans les volontés particulières. La raison suprême est ce qu’il y a de plus impossible. » Et il l’appelle « l’araignée céleste qui étreint le monde dans sa toile ». Et il se réjouit que le ciel soit au contraire « un plancher pour des accidens divers. » La vraie prière est un exercice métaphysique spontané, la respiration et l’aspiration par laquelle l’âme communie avec sa source divine. Voilà ce que Zarathoustra ne veut pas admettre. Pour lui c’est la dernière des lâchetés. Les genoux pliés et les mains jointes le font bondir. « Maudits soient tous les diables lâches qui sont en vous, qui geignent et joignent les mains et voudraient adorer. La prière est une ignominie ! » À ceux qui parlent de blasphème, le prophète répond en riant : « Oui, je suis Zarathoustra, l’homme sans Dieu… et de moi naîtra l’homme surhumain. »

Après avoir expédié ainsi les vieilles tables de la loi, il promulgue les nouvelles. Elles se résument en deux idées : le concept de la vie et le concept de la morale. Pour Zarathoustra le fond de toute vie est le désir du pouvoir. Hommes ou animaux font semblant de s’aimer, mais ne s’associent que pour s’accabler les uns les autres. L’esclave subit le maître pour lui dérober de la puissance et l’exercer sur des inférieurs. Le désir de régner est le fond de l’âme et le but de la vie. De ce concept de la vie découle celui de la morale, c’est-à-dire l’idée de force substituée à l’idée du bien et du mal. De ce que les lois de la morale ont subi des variations selon les peuples et les temps, Nietzsche conclut que l’idée du bien n’est qu’une chose relative, arbitraire, individuelle et sans fondement. Il ne voit pas que le bien n’est pas autre chose que l’harmonie de l’homme ou de la société. On peut varier sur les moyens ; l’idée demeure immuable. Le bien conçu comme une harmonie est chose positive ; car elle enfante la vie. Le mal n’étant qu’une discordance est chose négative et sans réalité propre ; car elle produit la destruction et la mort. Pour Nietzsche le bien n’est que la loi du fort imposée au faible. « Fais ce que tu veux, mais sache vouloir », voilà toute sa morale. Le mal pour lui a tout autant de réalité que le bien, il préfère même en général le méchant parce qu’il est plus énergique, « Je ne me lasse pas, dit-il, de la beauté des méchans. Je suis bien heureux de contempler les merveilles qu’élabore la chaude couvaison des