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ou d’ombre selon le jour. Le manteau ne lui suffit pas, il lui faut le masque. Dans son noir pessimisme, il croyait que tous les hommes dissimulent, se composent un personnage d’emprunt. « Dans tout ce qu’un homme laisse voir de lui-même, on peut se demander : Qu’est-ce que cela doit cacher ? D’où veut-il détourner le regard ? Quel préjugé veut-il éveiller ? Et puis encore : Jusqu’où va la finesse de sa dissimulation ? et en quoi se méprend-il ? » Nietzsche était au fond d’une sincérité d’enfant terrible, trop passionné pour ne pas se trahir sans cesse, trop poète pour ne pas s’exprimer malgré lui. Il se taillait des masques, sous prétexte de se garer de la sottise et de la méchanceté des hommes. Dans Au delà du bien et du mal nous trouvons cet étrange dialogue : « Voyageur, qui es-tu ? — Repose-toi. — Me reposer ? Curieux que vous êtes ! À quoi sert le repos ? Donne-moi plutôt… — Quoi ? — Un masque de plus, un autre masque. » Reconnaît-on dans cette préoccupation l’inquiétude fébrile de cet Ahasvérus de la pensée qui n’a plus ni frères, ni foyer, ni patrie, qui ne trouve de repos nulle part ; qui chaque jour se construit un système et le démolit le lendemain comme une hutte de planches mal jointes pour chercher un nouvel abri, — et qui a besoin du masque et du manteau pour se cacher aux autres, — et surtout pour se cacher à lui-même ?

Elle s’étend maintenant autour de lui, toujours plus vaste et plus livide, la lande déserte sous les nuages bas, sans soleil et sans arbres. Le penseur solitaire se présente dès lors à nous sous une nouvelle figure. Il est devenu le Voyageur et son ombre[1]. Il chemine à pas lents, défiant et circonspect. Il va, il va toujours, cherchant la lumière d’un désir plus âpre et plus obstiné à mesure que les ténèbres s’épaississent autour de lui. Il a voulu conquérir la fierté virile et l’indépendance suprême ; il a cru s’affranchir en supprimant ces trois idées mères : Dieu, l’âme et l’amour, et il ne s’aperçoit pas qu’il a supprimé les principes organiques de l’univers et de la société. Il ne comprend pas qu’il s’est fermé à lui-même les sources de l’intelligence spirituelle, de la force et de la vie. Il ne voit pas qu’il s’est voué au plus fatal des esclavages, à celui de ce moi inférieur et personnel que Pascal appelait « le moi haïssable ». Le voyageur sans guide et sans étoile est devenu la proie de son ombre, qui le conduit à travers le crépuscule au hasard des chutes et des ravines. Dans un accès de positivisme exaspéré, il a cru, supprimant toute métaphysique et tout sentiment religieux, se débarrasser à tout jamais des illusions et des chimères décevantes qui hallucinent

  1. Titre d’un volume d’aphorismes de Nietzsche.