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de certaines classes que la désintégration de la pensée philosophique qui dirige notre siècle. Pour remédier au mal, nous voyons les romanciers et les moralistes du camp opposé dénier à l’individu toute indépendance, réclamer son abdication entière devant le bien social et la charité.

À vrai dire, ces deux conceptions opposées ne peuvent trouver leur synthèse que dans une idée supérieure qui s’applique aussi bien à l’essence de l’individu qu’à l’essence de la société. Bornons-nous à constater pour le moment que les deux adversaires qui s’étaient d’abord exercés contre d’autres ennemis ont fini par se rencontrer. Mieux armés, plus vigoureux que jamais, ils sont aux prises, et si acharnée est la lutte que l’on se demande lequel des deux l’emportera du socialisme niveleur ou de l’anarchie universelle.

Il n’y a pas eu jusqu’à présent dans la littérature contemporaine d’individualiste plus convaincu et plus radical que Nietzsche. Il s’est placé au pôle opposé de Tolstoï. Si celui-ci réclame l’immolation complète de l’individu à la société, son antagoniste prétend que la société n’est là que pour l’individu fort. Nietzsche personnifie l’individualisme en ses derniers excès, mais avec une énergie et une certaine grandeur qui l’élève fort au-dessus des dilettantes ordinaires du moi. Il ne ressemble en rien à ces modernes Narcisses qui regardent en souriant leur visage ironique dans un joli miroir et disent à leurs voisins émerveillés : « Faites comme moi, et vous trouverez le bonheur ; il n’est point d’autre sagesse. » Il a tous les défauts de l’orgueil, mais aussi sa qualité maîtresse : le mépris de la popularité. Il a âprement poursuivi la vérité sur des sentiers escarpés et dangereux. Il a vécu dans les tortures d’une maladie cérébrale qu’il exaspérait par un travail acharné. Il a connu les ivresses de la solitude et en a bu les amertumes jusqu’à la lie. Il s’était juré qu’il trouverait « l’homme surhumain » en lui-même, en niant l’âme et Dieu et en se passant de l’humanité. À cette gageure, il mit sa vie en jeu et y laissa sa raison. Son cas peut donc nous inspirer cette sorte d’admiration mêlée de pitié qu’on a pour les grandes natures dévoyées et pour les grandes infortunes. Le cas de Nietzsche est la maladie dominante des jeunes générations. Comme elle s’accompagne chez lui d’une belle intelligence et d’une âme d’artiste, elle revêt une beauté tragique qui donne à sa personne la valeur d’un symbole et d’un avertissement. « Il n’a rien vécu en dehors de lui-même, et toute sa vie fut dans le drame de sa pensée », dit son meilleur biographe, Mme  Lou-Andréas Salomé. Cette tragédie intérieure dont il fut à la fois le héros, le bourreau et la victime, où toutes les pensées deviennent des personnages et parfois des spectres