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L’INDIVIDUALISME ET L’ANARCHIE

EN LITTÉRATURE

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FRÉDÉRIC NIETZSCHE ET SA PHILOSOPHIE

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On l’a dit, et c’est une observation profonde, depuis cent ans l’évolution littéraire a marché de l’individualisme au socialisme. Si par « individualisme » on entend toute conception de la vie qui développe l’individu sans s’inquiéter de la société, et par « socialisme » toute doctrine qui subordonne ou sacrifie l’individu à la société, on reconnaîtra en effet que la première moitié du siècle est caractérisée par un puissant développement de l’individualité dans tous les sens, tandis que la seconde se distingue par l’envahissement graduel des préoccupations sociales.

Envisagez toutefois le mouvement littéraire de ces vingt-cinq dernières années ; observez surtout les tendances des générations nouvelles, et vous serez frappés d’un fait, c’est que, loin d’abdiquer devant le socialisme, l’individualisme a grandi en proportion. Il en est même arrivé à la phase suraiguë de l’anarchie libertaire. On ne se contente plus de proclamer avec Rousseau le droit divin du sentiment et de la passion, avec Gœthe le droit de l’homme à développer harmonieusement toutes ses facultés. Aujourd’hui, la révolte de l’individu contre tout ce qui existe est à l’ordre du jour. C’est la guerre déclarée au passé tout entier, aux principes mêmes de la morale, du sentiment religieux, de la philosophie et de la société. « Le culte intensif du moi », la proclamation de la souveraineté absolue de l’individu, sont devenus des pratiques mentales, des habitudes littéraires. Et à regarder le fond des choses, tels attentats dont nous avons été témoins n’ont peut-être pas tant pour cause l’inégalité sociale et les souffrances