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se mêlaient aux chimères et où les chimères étaient si belles que non seulement tous les grands poètes, mais les peuples eux-mêmes voulurent les refaire après lui.

« Il aurait dû être immortel, disait Napoléon, et n’eût-il fait que le Devin du village, il aurait assez fait pour le bonheur de ses semblables et pour mériter que le monde sensible lui élevât une statue. » Mais quelques mélodies que l’incomparable musicien qui l’inspirait fit chanter à l’esprit de ce Corse, il n’oubliait pas son île : elle était toujours présente à sa pensée. « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie… Que les hommes sont éloignés de la nature ! qu’ils sont lâches, vils, rampans ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu’un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans. Fier, plein d’un noble sentiment de son importance particulière, un Corse vivait heureux s’il avait employé le jour aux affaires publiques. La nuit s’écoulait dans les tendres bras d’une épouse chérie. La tendresse, la nature rendaient ses nuits comparables à celles des dieux… Français, non contens de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs. » Il pense à se tuer : « Quand la patrie n’est plus, un bon patriote doit mourir… La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. »

Et la femme, dira-t-on, qu’en fait-il ? N’est-elle pas le plus beau des rêves et la suprême consolation des exilés ? Elle remplace tout, elle tient lieu de tout, même de la patrie absente : quand elle nous a pris le cœur, fût-on subitement transporté de la baie d’Ajaccio dans les fiords de la Norvège, on n’est étranger nulle part, on est partout chez soi. Il le savait bien : « L’homme est-il hors de sa maison, écrira-t-il, il lui faut une liaison, un appui, un sentiment… Le lierre s’embrasse au premier arbre qu’il rencontre : c’est en peu de mots l’histoire de l’amour. » Il avait dix-huit ans lorsqu’il fit sa première connaissance avec la femme. Il voulait savoir ce que c’était, tenter une expérience philosophique : il s’en vante du moins. Il était allé la chercher « dans les sérails » du Palais-Royal, par une froide soirée de novembre. « J’étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes yeux errèrent sur une personne du sexe. L’heure, la taille, sa grande jeunesse ne me firent pas douter qu’elle ne fût une fille. » Elle n’avait pas l’air grenadier ; elle était pâle, semblait débile et sa voix était douce. « Ou c’est, me dis-je, une personne qui me sera utile à l’observation que je veux faire, ou elle n’est qu’une bûche. » Ce n’était pas une bûche. Il la questionna,