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discours dithyrambique, dont le style emphatique et violemment imagé rappelle d’assez près celui de Herder, et qui est d’ailleurs assez caractéristique pour qu’il faille le lire[1] :


Ne vous attendez pas à ce que j’écrive d’une manière suivie. Le repos de l’âme n’est pas une robe de fête et je n’ai pas encore beaucoup pensé à Shakspeare ; je l’ai pressenti, éprouvé, et c’est tout ce que j’ai pu faire. La première page que j’ai lue dans son œuvre me fit sien pour la vie ; et, quand j’eus achevé sa première pièce, je restai comme un aveugle de naissance qui a recouvré la vue en un instant, grâce à une main miraculeuse. Je comprenais, je sentais très vivement que mon existence s’était élargie à l’infini ; tout était nouveau pour moi, inconnu, et cette lumière à laquelle je n’étais pas accoutumé me faisait mal aux yeux. J’appris à voir peu à peu, et, grâce à mon génie compréhensif, je sens encore vivement ce que j’ai appris. Je ne doutai pas un instant que je renoncerais au théâtre régulier. L’unité de lieu me semblait triste comme une prison, les unités d’action et de temps m’apparurent comme de pesantes chaînes mises à notre imagination. Je sautai dans l’espace libre et sentis seulement alors que j’avais des mains et des pieds. Et maintenant que je vois combien de mal m’ont fait de leur trou les maîtres des règles, et combien d’âmes libres sont encore courbées sous leur joug, mon cœur crèverait si je ne leur déclarais la guerre et ne cherchais chaque jour à renverser leurs tours. Le théâtre grec, que les Français ont pris pour modèle, était tel, qu’un marquis aurait plus facilement imité Alcibiade que Corneille suivi Sophocle. D’abord intermède du service divin, puis solennellement politique, la tragédie montra au peuple de grandes actions isolées de ses ancêtres, avec la pure simplicité de la perfection ; elle éveilla de grands et complets sentimens dans les âmes, car elle était elle-même grande et complète. Et dans quelles âmes ! Des âmes grecques. Je ne puis pas m’expliquer ce que cela signifie, mais je le sens, et en raison du peu d’espace dont je dispose, je m’en rapporte i Homère, à Sophocle, à Théocrite : ce sont eux qui m’ont appris à sentir.

Là-dessus, je ne puis m’empêcher de dire : Petit Français, que veux-tu faire de l’armure des Grecs ? elle est trop grande et trop lourde pour toi. C’est pourquoi toutes les tragédies françaises sont aussi des parodies de soi-même. Vous savez, messieurs, par expérience, comme elles sont faites selon la règle, se ressemblent comme deux souliers, et sont ennuyeuses, par-dessus le marché : je ne m’étendrai donc pas là-dessus.

Je ne sais pas au juste qui, le premier, a introduit sur le théâtre l’action capitale et nationale ; c’est là l’occasion pour les amateurs d’un débat critique. Je doute que l’honneur de la découverte appartienne à Shakspeare ; mais il suffit qu’il ait porté cette conception à un degré qui a toujours paru le plus élevé, car il est peu de regards capables d’y atteindre et peu d’espoir qu’on parvienne à voir au-delà, ou même à le dépasser. Shakspeare, mon ami, si tu étais encore de ce monde, je ne pourrais vivre qu’auprès de toi ; quelle joie j’aurais à jouer le rôle secondaire d’un Pylade : pourvu que tu fusses Oreste, je le préférerais à celui plein de dignité d’un grand prêtre du temple de Delphes.

Mais je m’arrête, messieurs, pour écrire la suite demain, car je suis monté à un ton qui ne vous paraît peut-être pas si édifiant, bien qu’il émane de l’entière sincérité de mon cœur.

  1. Publié par Otto Jahn, Biographische Aufsatze ; Leipzig, 1866.