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pourtant je fus plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin arrivèrent l’argent et la lettre ; et cette fois encore Herder ne se démentit point.

Au lieu de remercîmens et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées dont un autre aurait pu se déconcerter ou se fâcher ; mais je n’en fus pas plus ému, car je concevais de son mérite une grande et imposante idée, devant laquelle s’effaçait tout ce qui aurait pu lui faire tort.

Au reste, on ne doit jamais parler, et surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui ; à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est le moment de citer ici quelques réflexions qui s’imposent à mon esprit. La reconnaissance et l’ingratitude appartiennent aux phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans l’ordre moral, et sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. Je fais une différence entre le manque de gratitude et l’ingratitude, c’est-à-dire la répugnance à la reconnaissance. Le manque de gratitude est inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie possible. L’homme a besoin de tant de préparations et de coopérations pour jouir d’une existence tolérable, que, s’il voulait toujours rendre au soleil et à la terre, à Dieu et à la nature, aux ancêtres et aux païens, aux amis et aux compagnons, la reconnaissance qui leur est due, il ne lui resterait plus ni temps ni sentiment pour recevoir de nouveaux bienfaits et pour en jouir. Et si l’homme naturel se laisse dominer par cette humeur légère, une froide indifférence prend toujours plus le dessus, et l’on finit par considérer le bienfaiteur comme un étranger, à qui on oserait bien, à l’occasion, faire quelque tort, si l’on y trouvait son avantage. C’est là seulement ce qui mérite le nom d’ingratitude.


Relisez ce petit morceau : le service rendu conté d’un ton badin, le sermon laïque qui vient ensuite, la distinction subtile, adroitement établie, et demandez-vous lequel des deux héros de l’aventure tira profit de l’autre : fut-ce le fils de famille qui prêta son argent, ou le parvenu, mûr par l’esprit sinon par l’âge, qui se prêta complaisamment, quoiqu’il fût malade et triste, au commerce d’un étudiant plus jeune, et assez présomptueux ? Lequel, alors, mérite le mieux la leçon ?

Si nous relevons ces taches, qui restent à la charge du caractère de Gœthe, bien plus qu’elles ne ternissent son ouvrage, ce n’est point certes pour le médiocre plaisir de constater les faiblesses morales d’un grand écrivain : c’est parce que, selon la théorie même de notre auteur, théorie plus vraie pour lui que pour aucun autre, il existe un rapport constant, un lien indissoluble entre l’homme et son œuvre ; nous ne pouvons donc comprendre celle-ci que si nous savons à peu près à quoi nous en tenir sur celui-là. Les opinions que nous aurons sur Werther, Wilhelm Meister ou Faust dépendent en partie de celles que nous aurons sur Gœthe. Une fois renseignés sur l’état d’âme que voile la belle attitude « olympienne », si drapée, si décorative, du poète de Weimar, nous aurons une lumière nouvelle pour éclairer son œuvre, dont nous pourrons mieux pénétrer la signification véritable. Car, ne