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pas conçu, qu’ils n’ont aucune raison de suivre et qu’ils suivent. Il y a là une sorte de fatalité des lois de l’évolution. Cette fatalité est bien une entité métaphysique. On peut l’écrire avec une majuscule.

De même il reproche aux métaphysiciens leurs finalités, et il a la sienne : c’est le progrès. Il croit que les lois de l’évolution ont un but, et ce but il le connaît : c’est le progrès, non pas indéfini, il n’y croit pas, mais le progrès se prolongeant d’une façon qui le fait paraître à nos yeux comme devant être indéfini. Voilà la grande cause finale de la nature, et Comte raisonne sans cesse en en tenant compte, quoiqu’il ait dit qu’il ne faut jamais raisonner par cause finale ; et non seulement il en tient compte, mais c’est le fond même de tous ses raisonnemens. Le progrès devait exister et c’est pour cela que l’homme a passé par le fétichisme, le polythéisme, etc. ; il doit continuer, et c’est pour cela que la séparation du temporel et du spirituel ayant été une fois trouvée ne peut pas se perdre, etc. Nous raisonnons ici par cause finale autant qu’il est possible de raisonner par cause finale.

Je sais bien que Comte est penseur trop pénétrant pour être dupe du mot progrès à la façon des auteurs de manuels pour instruction civique. Il sait que l’idée de progrès est extrêmement récente ; qu’elle date du XVIIIe siècle, ou tout au plus de la « querelle des anciens et des modernes » ; que l’antiquité ne l’a jamais eue, et a eu plutôt l’idée contraire ; d’autre part, il ne croit pas du tout au progrès indéfini ; il a même une page très spirituelle sur cette chimère de l’indéfini appliqué aux choses humaines : il est constant que l’homme civilisé mange moins que le barbare, et de moins en moins ; il est peu vraisemblable pourtant qu’il arrive à ne pas manger du tout ; ainsi du reste. Il écarte même quelquefois les mois de progrès et de perfectionnement comme n’étant pas scientifiques, et les remplace par le mot développement ; mais encore le mot développement comporte une certaine idée, sinon d’accroissement, du moins d’extension régulière, de déploiement normal et heureux d’une force jusque-là enveloppée et comprimée, qui est bien analogue à ce qu’on entend généralement par progrès. — Or cela même n’est pas scientifique. Tout ce que nous savons en contemplant l’humanité dans sa carrière, c’est qu’elle change, c’est que les choses ne sont pas toujours la même chose. Nous ne savons exactement rien de plus. La loi de l’humanité c’est le changement : voilà une loi qu’on peut accepter ; changement pour le mieux, nous n’en savons rien, pour le plus compliqué même, ou pour le plus simple, nous n’en savons rien. Eloignement de l’animalité ; il est probable ; mais éloignement progressif et sans