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infiniment douce et consolante, qui jaillit des profondeurs de son être, et qui me ravit, et qui me pénètre, et qui m’enveloppe ? » La magicienne d’Irlande, la formidable maîtresse des philtres, l’arbitre héréditaire des obscures puissances terrestres, celle qui, du haut du navire, avait invoqué les tourbillons et les tempêtes, celle dont l’amour avait élu le plus fort et le plus noble des héros pour l’intoxiquer et le perdre, celle qui avait fermé le chemin de la gloire et de la victoire à un « dominateur du monde », l’empoisonneuse, l’homicide, se transfigurait par la vertu de la mort en un être de lumière et de joie, exempte de toute convoitise impure, libre de toute basse attache, palpitant et respirant au sein de l’âme diffuse de l’univers. « Ces sons plus clairs qui murmurent à mon oreille ne seraient-ils pas les ondes molles de l’air ? Dois-je respirer, boire, me plonger, naufrager doucement dans les vapeurs et dans les parfums ? » Tout en elle se dissolvait, se fondait, se dilatait, retournait à la fluidité originelle, à l’immense océan élémentaire d’où toutes les formes naissaient, où toutes les formes disparaissaient pour se renouveler et pour renaître. Dans le golfe Mystique, les transformations et les transfigurations s’accomplissaient de note en note, d’harmonie en harmonie, sans interruption. Il semblait que toutes choses s’y décomposassent, y exhalassent leurs essences cachées, s’y changeassent en immatériels symboles. Des couleurs jamais apparues sur les pétales des plus délicates fleurs terrestres, des parfums d’une subtilité presque imperceptible y flottaient. Des visions de paradis secrets s’y révélaient dans un éclair, des germes de mondes à naître s’y épanouissaient. Et l’ivresse panique montait, montait ; le chœur du Grand Tout couvrait l’unique voix humaine. Transfigurée, Yseult entrait dans le merveilleux empire, triomphalement. « Se perdre, s’abîmer, s’évanouir sans conscience dans l’infinie palpitation de l’âme universelle : suprême volupté ! »


VI

Durant des jours entiers, les deux ermites vécurent ainsi dans la grande fiction, respirèrent cette atmosphère enflammée, se saturèrent de cet oubli mortel. Ils crurent se transfigurer eux-mêmes, atteindre eux-mêmes un cercle supérieur d’existence ; ils crurent égaler les personnages du drame dans les hauteurs vertigineuses de leur rêve d’amour. Ne semblait-il pas qu’ils eussent, eux aussi, bu un philtre ? N’étaient-ils pas, eux aussi, tourmentés par un désir sans limite ? N’étaient-ils pas, eux aussi, enchaînés par un lien indissoluble, et n’éprouvaient-ils pas souvent dans la volupté les affres de l’agonie, n’entendaient-ils pas le grondement de la