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à peine avait-il mis le pied dans l’eau qu’il était tombé et s’était noyé. Aux cris du camarade, on était accouru de la maison d’en haut et on l’avait retiré demi-mort, en se mouillant à peine les jambes jusqu’aux genoux. On lui avait mis la tête en bas pour lui faire vomir l’eau, on l’avait secoué, mais inutilement. — Et, pour indiquer jusqu’où s’était avancé le pauvret, l’homme ramassa un caillou et le jeta dans la mer.

— Là, jusque-là ; à trois brasses de la rive !

La mer calme respirait près de la tête du petit mort, doucement. Mais le soleil flamboyait sur la grève ; et, sur le cadavre blême, quelque chose d’implacable tombait de ce ciel embrasé et de ces rudes témoins.

George demanda :

— Pourquoi ne le portez-vous point à l’ombre, dans une maison, sur un lit ?

— On ne doit pas le bouger, répliqua sentencieusement le gardien. Jusqu’à l’arrivée de la justice, on ne doit pas le bouger.

— Mais au moins portez-le à l’ombre, là, sous le remblai.

Obstinément, le gardien répéta :

— On ne doit pas le bouger.

Et rien n’était plus triste que cette frêle créature sans vie, étendue sur les pierres et gardée par cette brute impassible qui répétait toujours le même récit avec les mêmes mots, qui faisait toujours le même geste pour lancer un caillou dans la mer.

— Là, jusque-là…

Une femme survint, une mégère au nez crochu, aux yeux gris, à la bouche mauvaise : la mère du camarade. On voyait manifestement en elle une inquiétude soupçonneuse, comme si elle eût craint une accusation pour son propre fils. Elle parlait avec aigreur et se montrait presque irritée contre la victime.

— C’était son destin. Dieu lui a dit : « Va dans la mer et perds-toi. »

Elle gesticulait avec véhémence.

— Pourquoi y allait-il, puisqu’il ne savait pas nager ?

Un enfant qui n’était pas du pays, le fils d’un marinier, répéta avec dédain :

— Pourquoi y allait-il ? Nous autres, oui, nous savons nager…

Des gens survenaient, regardaient avec une curiosité froide, s’arrêtaient ou passaient outre. Un groupe occupait le remblai du chemin de fer ; du haut du promontoire, un autre groupe regardait, comme au spectacle. Des enfans, assis ou agenouillés, jouaient avec de petits cailloux qu’ils jetaient en l’air pour les