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toujours le transformer en machine académique lui gagnant de l’argent, des titres et des places. » Voilà les choses qui surprennent Comte comme des anomalies extraordinaires. Évidemment il a passé par ce monde sans y comprendre un mot, sans avoir un grain non seulement des facultés d’observation morale, mais même de cette clairvoyance élémentaire que l’on a à vingt-cinq ans, et qui sert, selon les natures, ou à se faire une place dans la société telle qu’elle est faite ou à la subir sans irritation.

Son orgueil, que j’ai qualifié de prodigieux, et qui n’était peut-être pas plus grand que celui d’un autre, mais qui paraît immense parce qu’il n’a pas pour contrepoids le sens du réel et qu’il est comme mis en liberté par sa naïveté même, ne connaissait pas de bornes. Cet homme, tranquille et simple, dans sa petite chambre d’étudiant, sans faste dans ses manières froides et polies, sans aucune vanité, ne voyait pas de rang dans le monde, et non pas même le plus élevé de la hiérarchie spirituelle, qui ne lui fût dû, et du reste réservé, assuré dans l’avenir, comme au seul être qui peut-être l’eût jamais mérité. Les orgueils mêmes des poètes lyriques les plus adulés par les autres et par eux-mêmes n’approchent pas de celui-là, encore qu’en pareille affaire il soit difficile de mesurer.

Absolu, intransigeant, indiscipliné, orgueilleux et naïf, c’est de ces défauts ou de ces qualités, car qui sait ? que se font d’ordinaire les individualistes ombrageux et les libéraux jaloux. Benjamin Constant en est le type le plus net et le plus frappant. « Ce que je veux, disent ceux-là, c’est penser à ma guise, vivre à mon gré, croire à ma façon, et ce que je demande à la société assez impertinente où la naissance m’a placé, c’est qu’elle ne me gêne point dans ces manières de vivre, dépenser et de croire. En retour je ne la gênerai point non plus, et je ne prétends lui imposer aucune manière d’être et d’agir ; et laissons-nous tranquilles mutuellement : c’est la meilleure façon de nous aimer les uns les autres. » Mais il peut arriver un résultat tout contraire des mêmes tendances d’esprit. Un homme constitué de la même manière que celui que nous venons d’entendre peut être frappé de l’état d’anarchie générale où de pareils penchans risquent de mener tout droit l’humanité. Il peut se dire que si l’homme est sociable, c’est sans doute pour vivre en commun, ce qui n’est pas possible s’il ne vit pas dans une pensée commune, une croyance commune, un dessein commun ; que le pire mal n’est peut-être pas de se tromper, départager une erreur collective, mais peut-être « que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière » ; parce que de ces efforts dispersés il ne résulte rien que le plaisir pour chacun de la recherche, et