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embarrassé de citer plus d’un ou deux exemples, et ceux qu’on cite ne prouvent pas grand’chose ; quant à la volonté générale, — s’il y a une volonté générale et si l’on peut dire ce que c’est, — le suffrage universel inorganique est loin d’en être l’expression.

Enfin, la souveraineté nationale elle-même : que vaut, à bien l’examiner, dans l’État moderne, que vaut cette notion de « souveraineté » ? D’où elle vient, on le sait : c’est une idée mystique et théologique. A quoi elle sert, on ne le voit pas ; en quoi elle nuit, cela éclate aux yeux. Tant que la souveraineté nationale reste à l’état de théorie et que la souveraineté comme la nation forme un bloc, demeure une et indivisible, soit encore : elle n’est qu’inutile ; ce n’est qu’une doctrine de majesté, bonne pour la pompe et l’ostentation : ce n’est qu’une phrase et qu’un mot ; laissons dire, quoique les phrases et les mots ne soient pas toujours innocens. Mais dès qu’elle passe à la pratique, elle se morcelle et morcelle la nation, où elle ne reconnaît et ne souffre que l’individu. Entre la nation, en sa masse, et l’individu, point d’intermédiaires : le tout est souverain, chacun est souverain : ce qui n’est pas souverain n’est pas ; il n’est que le tout et que chacun.

Or l’individu n’est pas seul à vivre dans la nation, et même, à de certains égards, dans la nation, c’est l’individu qui vit le moins : il y vil moins d’une vie individuelle que d’une multitude de petites vies collectives. Politiquement, le suffrage universel inorganique l’a abstrait des réalités où il vit : il en a fait comme un être de raison. Mais un être de raison n’est qu’un être d’imagination : fait pour ce qui vit, l’État qui veut vivre doit être fait de tout ce qui vit dans la nation. L’individu vit dans la nation, et il doit vivre dans l’État. Mais pourquoi politiquement vivrait-il en dehors des réalités où il vit socialement ? pourquoi ne vivrait-il pas politiquement de ces vies collectives auxquelles la sienne est tous les jours mêlée et dont on ne peut l’isoler sans violer les lois mêmes de sa vie ?

Ces réalités sociales, ces vies collectives de l’individu, ne pourrait-on pas refaire et restaurer par elles les cadres imprudemment brisés ? Puisque, aussi bien, c’est tout le problème de refaire des cadres à l’État, puisque c’est tout le problème d’organiser le suffrage universel, ne pourrait-on pas leur emprunter les élémens d’une organisation ? L’individu n’y perdrait rien : il y gagnerait de redevenir un être concret ; le citoyen y redeviendrait une personne vivante. Il n’y aurait de changé qu’une chose, mais tout l’État moderne en serait changé, pour son plus grand bien : voter, au lieu d’être l’exercice de la souveraineté, serait une fonction de la vie nationale ; la théorie de la vie nationale remplacerait la théorie de la souveraineté nationale ; et, de même