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cesse sur la poésie du haut moyen âge ; à peine retrouvée, elle entre dans la substance littéraire de chacun, nul ne s’avise encore de la confisquer comme une science réservée. Nommer Victor Hugo, n’est-ce pas rappeler ce qu’il doit à la poésie des aïeux et ce qu’elle lui doit ? On peut redire de lui ce que je disais plus haut de Chateaubriand : sans la Légende des Siècles, combien de Français ignoreraient les noms et les gestes caractéristiques des héros de la Table Ronde ?

La Légende des Siècles n’était pourtant que le rayonnement attardé d’un soleil déjà couché. La fortune populaire de la poésie du moyen âge n’a guère survécu au romantisme : on la vit décliner après lui, entre 1850 et 1860, au moment même où le branle si vigoureusement donné semblait promettre aux chansons de geste un regain de vitalité. Génin faisait paraître en 1850 une adaptation de la Chanson de Roland. Editée une première fois par Francisque Michel, en 1836, la plus significative de nos épopées nationales est entrée dans le domaine classique avec la publication de Génin, qui n’était pas un savant, et à la suite des controverses bruyantes suscitées par l’audace du spirituel amateur. Littré, bien qu’il fût un des maîtres de la philologie nouvelle, continuait avec son sens si juste la tradition libérale de la génération précédente. En 1856, un décret impérial réalisait la grande pensée de M. Fortoul : ce ministre voulait qu’on publiât toute la poésie du moyen âge. D’après le plan trop ambitieux que lui présenta M. Guessard, la Collection des anciens poètes de la France devait comprendre 60 volumes, de 60 000 vers chacun. Cette montagne poétique accoucha d’une souris : la Chanson d’Aspremont, une plaquette de 24 pages ! M. Rouland, le successeur de Fortoul, reprit le projet en le restreignant aux chansons de geste du cycle carlovingien : il ne s’agissait plus que de 40 volumes elzéviriens, à 10 000 vers l’un dans l’autre. La Collection des anciens poètes de la France se poursuivit quelques années dans le cadre prévu ; elle atteignit le tome X et disparut, avec tant d’autres choses, dans la tourmente de 1870. Qui en soupçonne l’existence, sauf une petite équipe de travailleurs ? La Société privée des Anciens textes français reprit l’œuvre impériale en 1875, avec de si maigres ressources ! M. Bédier en parlait ici l’an dernier, dans un article sur lequel je reviendrai plus loin. Connaît-on davantage cette méritoire entreprise ?

C’est qu’une révolution profonde a changé, vers le milieu de notre siècle, l’orientation littéraire en même temps que les méthodes scientifiques. Par réaction contre le romantisme, écrivains et poètes revinrent un instant à l’antiquité. Cette repentance ne