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Depuis lors, quel changement profond chez cette femme ! Quelque chose de nouveau, d’indéfinissable, mais de réel, lui était venu dans la voix, dans le geste, dans le regard, dans le moindre accent, dans le moindre mouvement, dans les moindres signes sensibles. George avait assisté au plus enivrant spectacle que puisse rêver un amant intellectuel. Il avait vu la femme aimée se métamorphoser à son image, lui emprunter ses pensées, ses jugemens, ses goûts, ses dédains, ses prédilections, ses mélancolies, tout ce qui donne à un esprit une empreinte spéciale, un caractère. En parlant, Hippolyte employait les tournures qu’il préférait, prononçait certaines paroles avec l’inflexion qui lui était particulière. En écrivant, elle imitait jusqu’à son écriture. Jamais l’influence d’un être sur un autre n’avait été si rapide et si forte. Hippolyte avait mérité la devise que George lui avait donnée : gravis dura suavis. Mais la créature grave et suave, celle à qui il avait su inculquer avec tant d’art le mépris de la vie vulgaire, parmi quels contacts humilians avait-elle passé les heures lointaines ?

George repensa aux angoisses de jadis, lorsqu’il la voyait s’éloigner, rentrer sous le toit conjugal, dans la maison d’un homme dont il ignorait tout, dans un monde dont il ignorait tout, dans les platitudes et les mesquineries de la vie bourgeoise où elle était née et où elle avait grandi comme une plante rare dans un potager. Ne lui avait-elle jamais rien caché, en ce temps-là ? ne lui avait-elle jamais fait de mensonge ? avait-elle toujours pu se soustraire au désir de son mari sous le prétexte que sa guérison n’était pas complète encore ? Toujours ?

George se rappela l’horrible douleur éprouvée un jour qu’elle était venue en retard, haletante, les joues plus colorées et plus chaudes que d’habitude, avec, dans les cheveux, une odeur persistante de tabac, cette mauvaise odeur dont s’imprègne celui qui reste longtemps dans une chambre où il y a beaucoup de fumeurs. Elle lui avait dit : « Pardonne-moi si j’ai tardé, mais j’avais à déjeuner quelques amis de mon mari qui m’ont retenue jusqu’à présent. » Et ces paroles lui avaient suggéré la vision d’une table grossière autour de laquelle des rustres étalaient leur brutalité.

George se rappelait mille petits faits semblables, et une infinité d’autres souffrances cruelles, et aussi des souffrances récentes qui se rapportaient à la nouvelle situation d’Hippolyte, à son séjour chez sa mère, dans une maison non moins inconnue et non moins suspecte. « Enfin la voici maintenant avec moi ! Chaque jour, à toutes les minutes, sans interruption, je la verrai, je jouirai d’elle, je saurai l’occuper continuellement de moi, de mes pensées, de mes rêves, de mes tristesses. Je lui consacrerai tous mes instans,