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« C’est bien le palais de Monserrat, la villa Cook », me dit un homme qui passe, à cheval sur un âne minuscule et chargé de fagots, les jambes traînant à terre… Lady Cook ! on m’a parlé d’elle à Lisbonne : une Américaine qui s’appelait, de son nom de jeune fille, miss Tennessee Claflin, descendante de la maison ducale de Hamilton, richissime, apôtre de l’émancipation féminine, mariée à un Anglais, l’un des principaux importateurs de la cité. Elle est célèbre dans son pays d’origine. A dix-neuf ans, elle commençait une campagne de conférences en faveur des droits de la femme ; un peu plus tard, elle ouvrait, à New York, avec sa sœur, une banque où elle réalisait, en quelques années, un bénéfice de cinq millions de dollars, dirigeait une revue d’études sociales, écrivait une quinzaine de volumes, se faisait élire membre du Sénat ; exclue par un vote des Pères conscrits de là-bas, elle leur intentait, devant la cour suprême, un procès retentissant ; enfin, elle fondait à ses frais les premiers clubs féminins, dont l’idée a fait fortune, comme on le sait, dans toutes les grandes villes d’Amérique. A Lisbonne, on n’avait pas pu me dire si lady Cook se trouvait à Cintra. Je savais seulement qu’elle n’habitait Monserrat que quatre ou cinq semaines par an, et que le palais, meublé avec une richesse inouïe, était sévèrement gardé contre la curiosité des voyageurs.

Mais, une fois de plus, la chance me servit bien. Nous suivons l’allée qu’ombragent des arbres de toutes les essences méridionales ; les feuillages les plus rares se croisent au-dessus de nous ; des lianes courent d’une branche à l’autre et retombent en grappes violettes ou pourpre. Je commence à marcher tout doucement, de peur que cette forêt vierge ne s’évanouisse, au bruit étranger de mes pas, comme dans les contes de fée. Les sous-bois sont pleins de mousse. Il y a une grande lumière en avant, et, quand j’ai franchi un pont de bois, je vois que cette lumière est une façade blanche, au milieu de laquelle s’ouvre une porte au faîte ajouré, semblable à celle des mosquées, et que sur le seuil deux femmes sont debout, près d’une balustrade qu’enveloppent des géraniums. Elles sont en noir. Les fées ne portant jamais le deuil, autant qu’il m’en souvient d’après d’anciennes lectures, je comprends que nous sommes en présence de la châtelaine et d’une de ses parentes ou amies. Mon compagnon de route s’est avancé, et, comme il parle très facilement l’anglais, je l’entends qui demande l’autorisation de visiter le parc. La dame qui lui répond est grande, mince, encore jeune de visage malgré ses bandeaux de cheveux gris. Elle a dû être fort belle, d’une beauté poétique et rêveuse. Et elle a des yeux clairs, énergiques. Le