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de notre esprit, nous en tirons une leçon d’orgueil ou de modestie, un conseil d’optimisme ou l’arrêt du désespoir ; et suivant les ressources de notre imagination elle est pour nous le sujet le plus aride ou une matière d’une éblouissante magnificence. Avec la sèche doctrine d’Épicure, Lucrèce écrit un poème d’enthousiasme, de colère et de pitié. Quels que soient les moyens qu’un auteur a mis en œuvre, il en faut toujours revenir à chercher quels sentimens il a su traduire et quelles parties il a su découvrir dans le mouvant tableau de la vie.

Peindre les mœurs, étudier les milieux, mettre sous les yeux du lecteur des tableaux copiés d’aussi près qu’il est possible sur la réalité, c’est ce qu’a fait M. Rosny, non sans succès, dans la première série de ses romans. Nell Horn est une étude de la vie à Londres. Les aventures de l’héroïne Nelly, la fille du détective Horn, servent surtout de prétexte à l’auteur pour grouper ses croquis de mœurs londoniennes. Tour à tour nous assistons aux réunions de l’Armée du Salut, nous entendons des prédications presque éloquentes, nous apercevons des dessous lamentables. Nous pénétrons dans l’intérieur tumultueux des Horn : c’est un tapage fait des brutalités du père affreusement ivrogne, du délire hystérique de la mère, des gémissemens de Nelly, des cris effarés des enfans. Puis c’est le long séjour à l’hôpital, les nuits d’angoisse passées aux prises avec la mort, la guérison, la lente convalescence. C’est la vie de l’atelier, la vie des rues, la vie du home. Et c’est enfin la descente à travers les cercles de la misère anglaise. — Dans ce décor errent de pâles figures, des êtres de passivité, flottant au gré de toutes les influences extérieures. Entre Juste et Nelly, presque malgré eux et par l’effet d’on ne sait quelle force inévitable, se déroule le drame de l’abandon, avec ses phases et ses conséquences toujours pareilles. Juste s’est bien promis qu’il ne ferait pas de Nelly sa maîtresse, qu’il n’encourrait ni cette responsabilité ni ce remords. Donc il devient l’amant de Nelly, il la rend mère, il quitte la mère et l’enfant, comme on les quitte quand on est d’ailleurs sans perversité, la mort dans l’âme. Nelly avait fait le rêve d’être fidèle à un seul amour. Elle est foncièrement honnête, elle est courageuse et laborieuse, elle voudrait vivre misérable et digne d’estime. De tous les côtés lui viennent les mêmes conseils qui dissolvent son énergie, mettent à bout ses scrupules et ses résistances. Être jolie, faite pour l’amour, et se retrancher derrière une austérité farouche dont on est la première victime, quelle duperie ! On a beau s’être bouché les oreilles, il faut bien finir par entendre la voix de la raison. Ces choses mélancoliques sont contées avec une sorte d’émotion contenue et de tristesse voilée. Un peu de la tendresse de l’auteur de Jack a pénétré le disciple de M. Zola.

Avec le Bilatéral nous revenons de Londres à Paris, dans le Paris des faubourgs, des quartiers excentriques et des boulevards extérieurs, du Lion de Belfort à la salle Graffard et de Montrouge à Montmartre. Le