Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concession au succès facile : il ne s’est abaissé à employer aucun des moyens assurés qu’ont certains auteurs de ce temps pour faire vendre leurs livres. Et puisque la probité est redevenue un mérite qu’il faut signaler quand on le rencontre dans le monde des lettres, nous louerons M. Rosny de sa probité. De même il a dédaigné de tirer parti des derniers perfectionnemens de l’art de la réclame. Il ne se raconte pas dans les journaux. Il ne nous régale pas d’indiscrétions sur sa personnalité. Tout juste sait-on que cette personnalité est double. J.-H. Rosny est un seul auteur en deux personnes ; ses livres sont le produit de la collaboration de deux frères arrivés à un tel degré de pénétration intellectuelle, qu’un sujet étant donné et les idées étant arrêtées en commun, ils peuvent se mettre au travail : chacun de son côté écrit la même page. Auprès de cette fraternité celle des Goncourt était, comme on voit, une fraternité de frères ennemis. Cette réserve est trop respectable pour que j’essaie de percer l’espèce de mystère dont s’enveloppe M. Rosny. Je me contenterai de chercher dans ses livres ce qu’ils nous révèlent sur sa formation intellectuelle. Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est que l’auteur de ces livres a, je ne veux nullement dire le tour d’esprit scientifique, mais le goût de la science. Presque tous les personnages qu’il met en scène sont, sinon des savans, des demis ou des quarts de savans. Celui-ci est physicien, celle-là étudiante en médecine, d ? autres vaguement chimistes. Ils ont écrit, qui un travail considérable sur L’élimination du type Noiihman dans la famille aryenne, qui une Histoire des migrations modernes. S’ils ne rêvent pas de quelque Métaphysique des bêtes, c’est qu’ils sont absorbés par un projet de Législation transformiste. Chacun suivant ses aptitudes et suivant ses goûts, ils ont essayé de s’approprier quelques bribes de l’universel savoir. L’un d’eux, mieux doué ou plus téméraire, tente de s’assimiler à la fois tout le savoir moderne. C’est le jeune télégraphiste Marc Fane. Il n’a encore reçu qu’une éducation professionnelle, quand il conçoit le projet de faire le bonheur de l’humanité. Persuadé que tout se tient dans l’histoire des idées et que pour faire accomplir à l’humanité le plus mince progrès il est nécessaire de connaître tous le& besoins du monde moderne, il entreprend de compléter ses études. Il se trace à lui-même un programme auprès duquel celui de PicdelaMiran-dole n’était qu’un jeu d’enfant. Toutes les sciences y sont représentées et chacune a sa ration de temps. « La ration de telles branches n’alla qu’à cinq minutes par semaine : dessin, astronomie, musique. Graduellement cela s’élargissait jusqu’aux dix heures de la politique, aux vingt heures de la sociologie. » Comme il est naturel, les sciences qui attirent de préférence Marc Fane, ce sont les moins avancées, les moins faites, celles qui ont le moins la certitude de la science et qui en ont davantage l’appareil. Marc Fane acquiert ainsi tous les élémens du savoir, sans guide, sans critique, sans ordre, pêle-mêle, avec précipitation et opiniâ-