Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et alors ils deviennent le jouet des enfans qui, tous, pendant cette saison, font, sans le savoir, concurrence au roi Louis XIII, le dernier fauconnier de France.

À ce propos, je me souviens qu’un jour, à Samarkande, lors du second séjour que j’y lis en 1891, après une grande tempête de neige qui avait duré quatre jours, j’eus pitié de ces malheureux corbeaux prisonniers et j’offris à quelques fauconniers en herbe de les leur racheter à raison d’un kopek la pièce. Je me hâtai de couper les ficelles des libérés, qui allèrent aussitôt, avec un déplorable manque de perspicacité, se faire reprendre ailleurs. J’aurais d’ailleurs tort de les trop critiquer, car en cela, ils ne furent pas plus maladroits que les esclaves nègres dont j’ai eu quelquefois, dans le Sahara, à me reprocher également la libération sentimentale, mais inconsidérée, et qui firent de même. J’avoue d’ailleurs que jamais la délivrance de ces derniers ne m’a causé plus de satisfaction morale que celle de leurs confrères emplumés, non moins noirs d’ailleurs et non moins infortunés. Je fus obligé, à mon grand regret, de renoncer à poursuivre en Asie ce rôle, pourtant si glorieux et si séduisant, d’adepte des doctrines du cardinal Lavigerie, car mes finances n’y auraient pas suffi. Au bout de peu d’instans, une foule toujours croissante d’enfans et même d’adultes, porteurs de corbeaux et prêts à les échanger contre une rançon malhonnêtement acquise, s’était formée autour de moi et me prouvait à la fois le succès de ma prédication et l’impossibilité pratique d’appliquer jusqu’au bout mes théories anti-esclavagistes. Beaucoup de propriétaires allaient même jusqu’à me faire crédit sur ma haute mine et à délivrer spontanément, avant d’avoir pu arriver jusqu’à moi, au milieu de la foule qui m’assiégeait, leurs prisonniers auxquels ils ne prenaient même pas la peine d’enlever leurs ficelles et qui s’enfuyaient empêtrés de ce signe de servitude. Je dus refuser de payer la rançon de ceux dont je considérais ainsi la délivrance comme incomplète, puis renoncer finalement à ma tâche, me rendant en cela, comme en tant d’autres choses, le complice moral d’injustices qui, pour être admises par les plus honnêtes gens, n’ont qu’un seul motif : celui d’être fréquentes, sans être pour cela moins odieuses.


III

… Au sud-est de Tachkent s’étend un pays fertile, intéressant, et peu étudié jusqu’ici, le Kourama, arrosé par le Tchirlchik, l’Angourane et leurs affluons ou leurs dérivations ; puis, plus au sud-est encore, après avoir traversé l’extrémité orientale du désert de Mourza-Rabat, et contourné ou traversé des montagnes