Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/922

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chiens qui, privés de nourriture et abandonnés par leurs maîtres, ne tardèrent pas à hurler lamentablement. Les seigneurs sartes, de leur côté, ayant sagement réfléchi qu’il serait prudent de ne pas effaroucher les Kirghiz, campèrent à quelque distance de l’aoul ; puis, tout doucement, dès que l’obscurité de la nuit le leur permit, ils s’avancèrent le plus près possible du campement, de manière à en écouter les chants nocturnes. Les hurlemens des chiens, redoublés par le voisinage de ces intrus dont ils éventèrent la présence, furent notés par ceux-ci de la façon la plus scrupuleuse. Quand ils eurent suffisamment étudié le thème et l’orchestration, de façon à se croire certains de pouvoir les reproduire exactement, ils revinrent à Samarkande et déclarèrent à leur maître que la musique des Nomades n’avait plus de secrets pour eux. C’est depuis ce temps, dit la légende, que les Sartes possèdent un art musical qui n’a rien à envier à celui des chiens kirghiz.

Le sultan trouva d’ailleurs cette musique de son goût, car l’histoire ne nous dit pas que les ministres aient payé leur erreur au prix de leur tête, ni même de leur emploi, et, d’autre part, leur genre de talent paraît avoir fait école jusqu’à présent parmi les générations sartes qui les ont suivis.

… De tous les arts, le plus en honneur dans l’Asie centrale et le plus caractéristique, c’est incontestablement la fauconnerie. Elle est pratiquée non pas seulement par les grands seigneurs, comme le font encore quelques-uns des principaux chefs arabes dans le nord de l’Afrique, mais par tous les indigènes, riches et pauvres, grands et petits, quelle que soit leur situation sociale. Dans les ba/ars, dans les quartiers les plus pauvres, les marchands, les savetiers, les tisserands, les cordiers, les industriels les plus misérablement logés, ont, au fond de leur échoppe, un faucon ou un épervier sur un perchoir, et ils l’entourent des mêmes égards que nos vieilles filles peuvent prodiguer à leurs perroquets. Quand ils sortent, pour aller soit au marché soit ailleurs, ils prennent leur oiseau sur le poing, comme ils prendraient une canne ou un fusil, et si, chemin faisant, ils voient passer dans le ciel quelque vol de cailles, de canards ou d’autre gibier emplumé, ils lâchent leur oiseau, comme un chasseur de chez nous lâcherait un coup de fusil. En somme, dans ce pays si giboyeux, où les armes à feu sont à peu près inconnues, les oiseaux de proie les remplacent économiquement.

Cette antipathie des indigènes de l’Asie centrale pour les armes à feu, non seulement quand elles sont dirigées contre eux, mais même lorsqu’ils ont à s’en servir, est très particulière. Il est curieux de la rapprocher du sentiment tout opposé des Arabes, qui aiment tant à faire parler la poudre.