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compacte de gens de guerre qui émerveille les Kirghiz, et je suis surpris moi-même de leur découvrir, dans l’atmosphère du Turkestan, au milieu des bonnets hirsutes de mes interlocuteurs, une physionomie martiale que je ne leur avais pas connue jusque-là. En même temps, la plume que la plupart d’entre eux tiennent à la main achève de leur concilier la sympathie des Sartes, chez qui les belles-lettres sont en si grand honneur, et l’universalité des capacités du peuple français est reconnue à l’unanimité. Les Anglais sont décidément enfoncés ; quant aux autres peuples, ils sont tout simplement ignorés et demeurent dans une obscurité fâcheuse pour eux, malgré mon plaidoyer énergique en faveur des mérites de Philippe II, de Lope de Vega et même de Fernand Cortez, présens à cette soirée mémorable…

On voit que les Russes, avec beaucoup de raison, ont cherché par tous les moyens à inspirer à leurs sujets du Turkestan une haute idée de la civilisation et de la puissance des nations européennes dont ils sont les représentans. Ils ne négligent pas de les initier aux gloires historiques de l’Occident, ce que nous autres Français ne songeons pas à faire. Il y a là un précieux moyen d’autorité que nous dédaignons par trop, et bien à tort. Est-ce parce que, nous trouvant plus riches que les Russes au point de vue du passé, nous faisons trop bon marché de nos gloires et de nos illustrations historiques, dont nous avons une profusion ? Dans tous les cas, il serait désirable de ne pas pousser l’esprit de parti et l’admiration des vertus civiques, jusqu’à laisser croire aux Persans et aux Arabes que, seuls, ils ont eu de grands rois de grands guerriers, des chevaliers ou des martyrs. Peut-être serait-il bon de leur montrer que nous n’excellons pas seulement dans l’application des règles de l’économie politique et dans la fabrication de l’armement perfectionné qui permet de vaincre son semblable, ou de le supprimer s’il résiste, mais que nous les avons précédés aussi dans la foi religieuse, dans la gloire militaire, et que les notions de générosité, d’abnégation et d’idéalisme ont été en honneur chez nous avant que d’y être démodées, avant même que d’être pratiquées chez eux.

… L’histoire et la politique ne sont pas les seules facultés vers lesquelles soit ouverte l’intelligence des indigènes au Turkestan. Il faudrait bien des volumes pour faire l’analyse de ce que sont les arts en Asie centrale. La littérature, et surtout la philosophie, la poésie, l’architecture, et aussi la peinture et les arts décoratifs en général, sont arrivés à un haut degré de développement chez les populations sédentaires de ce pays. Ce résultat s’est produit sous l’influence des nations voisines, et surtout de la Perse, autant que par l’effet de leur génie propre. Nous avons parlé ailleurs