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Sartes, c’est-à-dire à la population sédentaire des villes. Les Kirghiz, c’est-à-dire les Nomades, sont soumis à un autre régime, qui se rapproche beaucoup plus de celui des Arabes. Chez eux, l’autorité absolue est confiée, dans chaque tribu, à un chef unique qui porte le nom de bi, et dont les fonctions se rapprochent beaucoup de celles des caïds algériens. Cu nom de bi vient évidemment du mot turc bey ou boy. Les bis sont électifs ; ils sont choisis par leurs administrés, et le gouvernement russe ne se réserve, sur leur nomination, qu’un droit de contrôle et de veto. Cette grande indépendance laissée aux indigènes est justifiée par ce fait que les Kirghiz se sont, pour la plupart, donnés volontairement à la Russie et qu’ils n’ont aucune velléité de révolte. Le fanatisme religieux n’existant pas chez eux, et les Russes ayant le bon esprit de ne pas les écraser d’impôts, ils n’ont aucune raison pour s’insurger. En outre, par le seul fait que le commandement chez eux est électif, il en résulte pour les Russes une grande facilité à diriger en sous-main les nominations et à éliminer les candidats qui leur déplairaient. Ces habitudes d’élection des chefs sont de tradition chez les Mongols, dont l’organisation est essentiellement démocratique et libérale, comme le veut leur état d’esprit plus tourné vers la logique et la discussion que vers le fanatisme ou la vénération. Le respect est, chez eux, raisonné, et, de même que la religiosité est bien moins développée chez eux que chez les Sémites, de même ils n’ont pas le culte de l’autorité héréditaire, émanation de l’autorité divine. Ces circonstances font qu’en somme les Russes ont là des administrés plus maniables et bien meilleurs, au point de vue de l’avenir économique de leurs colonies, que ne le sont nos sujets algériens.

Le kazi de Tachkent est un homme instruit et très intelligent. Il sait l’arabe, ce qui nous permet, sinon de causer très facilement, du moins d’échanger quelques idées. Nous employons une partie de la soirée à regarder des livres à gravures, sur lesquels M. Ostrooumoff lui donne des explications. Les Russes tirent un admirable parti, non pas seulement de leurs anciennes gloires nationales, auxquelles manque peut-être la patine de l’antiquité classique, mais aussi de celles des autres peuples européens. Ils ont fort bien employé leur argent en donnant aux bibliothèques du Turkestan des livres remplis de très bonnes gravures, représentant les anciennes célébrités politiques et militaires du monde occidental, et ce n’est pas user mal à propos ces volumes que de laisser les chefs indigènes y promener leurs mains, même crasseuses, comme il convient en Orient. Les ouvrages que nous feuilletons avec le kazi de Tachkent, sont de grands in-folio contenant des gravures sur cuivre, un peu démodées, mais fort