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s’asseoir dessous. Pour éviter d’être assommé, sans autre forme de procès, nous n’avons trouvé qu’un moyen, et nous l’indiquons aux voyageurs futurs : c’est de se munir d’un de ces bonnets turcomans, en peau de mouton noir, dont les dimensions sont prodigieuses, et d’y enfoncer complètement la tête ; puis de se coucher au fond du véhicule en y gardant une attitude passive. En s’y prenant ainsi, on peut être étouffé et on est certain d’avoir le corps moulu de coups ; mais on évite généralement d’avoir le crâne brisé.

On peut se figurer quel est l’état cérébral d’un voyageur soumis à vingt ou trente journées consécutives d’un pareil régime. Le touriste le plus studieux et le plus curieux de regarder le pays qu’il traverse y renonce forcément bien avant d’avoir achevé la première étape. Les règlemens interdisent d’ailleurs les arrêts. Dans ces conditions, on traverse le pays ; on ne le visite pas.

Il faut vraiment être atteint de la folie des voyages ou d’une anesthésie complète pour se résigner à subir cet épouvantable mode de transport, aussi incompatible avec l’intégrité des organismes humains qu’avec la conservation des objets inanimés. Les secousses effroyables qu’il imprime conduisent en peu d’heures le patient à un état voisin de celui que les physiologistes appellent comateux. Quant aux bagages, ils sont tout simplement pulvérisés, quand il s’agit d’objets tant soit peu fragiles, de collections scientifiques par exemple. Les vêtemens sont usés et percés à jour par leur frottement réciproque ; les approvisionnemens de papier sont réduits à l’état de dentelle ; les vis et les rivets des instrumens et des armes sont chassés de leurs alvéoles par la trépidation.

En somme, c’est seulement dans le pays de Mazeppa qu’a pu naître l’idée de voyager dans de pareilles conditions. Les Russes le font sans doute par un pieux souvenir pour la mémoire d’un héros national. Les étrangers n’ont pas la même consolation.


II

…On peut atteindre Tachkent, en venant d’Europe, soit en traversant les steppes à partir d’Orenbourg, c’est-à-dire en allant de l’Oural jusqu’à la pointe nord de la mer d’Aral, puis en remontant la vallée du Syr-Daria, soit par le sud, en partant de Samarkande, où s’arrête le chemin de fer transcaspien. On peut aussi passer par la Sibérie occidentale et le Sémiretchinsk (pays des Sept-Rivières), c’est-à-dire par Omsk et Viernoié.

Je ne dirai rien du voyage de Samarkande à Tachkent. La route longue de 330 kilomètres, présente peu d’incidens ; les principaux sont les traversées de deux fleuves, le Zérafchane et l’Iaxartes, dont la dernière a lieu près de Tchinaz, le passage du défilé