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d’autres rosées, d’autres brunes avec de grosses lèvres. Le marché a une physionomie de bazar colonial. Une négresse passe, les cheveux roulés dans un foulard de soie aurore, et, sans avoir de semblables, elle a plus de voisins dans cette foule, elle étonne moins qu’en aucun autre pays d’Europe. Les voix sont dures et nasales. Le bruit du papier froissé remplace le cliquetis du billon autour des étalages de bananes, de coings, de poires, de pêches, de tomates, autour des mannes de raisin rouge ou blond, transparent et tavelé, pareil à ceux des vieilles frises de marbre. Pour acheter une poule, une cuisinière tire de sa poche une liasse de billets qu’un paysan enfouit dans un portefeuille de cuir, bondé comme celui d’une petite banque. Dans la rue voisine, dans celles qui suivent, dans tout Lisbonne à la fois, des filles superbes, un panier sur la tête, crient la marée fraîche. Une main touchant le bord de leur panier, large et plat comme un tamis de vanneur, où les poissons alignés font un soleil d’argent, l’autre main à la ceinture, les jupes relevées, les jambes nues, les cheveux cachés par un foulard de soie dont la pointe flotte sur les épaules, elles vont sans remuer la taille, d’un pas robuste et rapide. Le passant les occupe peu. Elles regardent devant elles, et mangent leur pain en courant. Quelques-unes de ces pauvres femmes sont très belles ; toutes révèlent une communauté d’origine, un type primitif au teint brun, aux traits énergiques, aux yeux longs et très noirs. Et, en effet, leur colonie, qui habite un quartier distinct, vient du nord du Portugal, et se rattache, dit-on, à une souche phénicienne. On les nomme quelquefois ovarinas, du nom d’un petit port près de Porto, et quelquefois varinas, mot que l’on fait dériver de vara, perche à conduire les bateaux. Le dimanche, elles mettent leurs pieds nus dans des babouches de cuir jaune.

Une aimable attention du ministre de France à Lisbonne, M. Bihourd, va me permettre de voir la ville comme elle doit être vue, c’est-à-dire de différens points de l’autre rive. Sur sa demande, l’ingénieur français qui dirige les travaux du port a bien voulu me donner rendez-vous à l’un des débarcadères. Une chaloupe à vapeur chauffe au bas de l’appontement. Nous embarquons. Elle suit les quais, d’un développement considérable, qu’achève la maison Hersent. Nous allons, avec le courant, vers la mer qu’on ne découvre pas encore. Le Tage, en cet endroit, est resserré entre la ville et de hautes falaises. Il coule rapide; on le devine profond. Nous croisons des gabares chargées de pierre, des barques de pèche dont l’équipage, endormi sur le pont, dans la belle chaleur tempérée par la brise, a confié sa destinée et