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comprendre pourquoi certains quartiers de la métropole restaient en dehors de la zone de son autorité et étaient attribués à la juridiction des Justices of the Peace. Pratiquement, les pouvoirs du haut dignitaire sont exercés par un ancien fruit sec de la littérature qui porte le nom d’Examiner of the Plays. Il doit avoir communication des pièces sept jours avant la représentation et, lorsqu’il les rend avec son visa, il reçoit de ses justiciables des honoraires qui varient de une à deux livres, suivant le nombre des actes. L’auteur n’est jamais admis en sa présence ; seul, le directeur peut contempler sa face et lui donner ou obtenir de lui des explications verbales. Encore ces communications sont-elles faites « sous le sceau du secret. »

Au-dessus de l’examinateur, on trouve une sorte de chef de bureau et, au-dessus de lui, le lord chambellan lui-même. Quand on a épuisé ces trois juridictions, on ne peut aller plus loin ni monter plus haut. Au-dessus du grand chambellan, comme au-dessus du tsar de toutes les Russies, il n’y a que la justice divine, et les auteurs de vaudevilles en détresse ne songent pas à en appeler à ce tribunal. En somme la censure est une monstruosité et une anomalie au milieu de la législation anglaise. Elle est la seule autorité secrète et irresponsable, le seul pouvoir qui prétende agir sans donner de raisons, diriger l’opinion au lieu d’être dirigé par elle.

Si on cherche comment elle s’est comportée dans ce siècle, on verra qu’elle a été tour à tour nulle ou tracassière suivant que le censeur était un indolent ou un zélé. Les gens du métier n’ont pas oublié celui qui supprimait le mot « cuisse » comme dangereux pour les mœurs, qui rayait dans une pièce de Douglas Jerrold, comme impertinente pour la religion, cette phrase : « Il joue du violon comme un ange ! » Le même censeur trom7ait ces mots dans une tragédie : « Moi, rendre hommage à l’orgueil, à la débauche, à l’avarice !… jamais ! » Il se hâtait d’effacer cela, reconnaissant, ainsi que la haute société anglaise, qu’il avait mission de couvrir, était étroitement solidaire de ces trois péchés capitaux. Défense de se moquer de l’onguent d’Holloway, parce que « M. Holloway est un honorable industriel qui emploie des milliers d’ouvriers. » Défense de mettre en scène un évêque ridicule. — Mais si c’était seulement un évêque colonial ? — Le censeur accorde aussitôt son visa. Une pièce tirée de l’Olivier Twist, de Charles Dickens, est proscrite « comme excitant au crime », mais elle est permise un jour de bénéfice : d’où il suit que, ces jours-là, il est parfaitement licite d’exciter au crime les spectateurs. Cette pauvre censure qui doit tout lire, tout