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Un matin, John Oxenford, le critique du Times, fut mandé dans le cabinet de son directeur. Il avait, en analysant une pièce nouvelle, critiqué librement le jeu d’un artiste qui avait adressé une lettre de réclamations à M. Delane. « Ces choses-là, dit majestueusement le directeur au critique, n’intéressent pas le gros de mon public et je ne me soucie pas que le Times devienne une arène de discussion sur le mérite de M. Tel ou Tel. Donc, mon garçon, tenez-vous-le pour dit et écrivez-moi des comptes rendus qui ne m’attirent pas des lettres comme celle-ci. Vous comprenez ? — Je comprends, dit Oxenford. » C’est ainsi, ajoute le narrateur de cette anecdote, que la littérature anglaise perdit des pages qui auraient rappelé la finesse de Hazlitt unie à l’humour génial de Charles Lamb. A partir de ce jour, Oxenford, homme instruit, qui a traduit la Hellas de Jacobi et les Conversations de Gœthe avec Eckermann, passa pour un génie opprimé et méconnu. Il n’en donna d’autres preuves au monde qu’une version anglaise de l’opérette Bonsoir, monsieur Pantalon, une autre farce que j’ai vue tomber à plat et quelques articles sur Molière. Mais il eût fallu l’entendre dans le parloir d’une taverne, lorsqu’il avait la pipe aux dents, une bouteille de vieux porto sur la table et, en face de lui, un interlocuteur qui n’était pas M. Delane.

Pendant que la critique libre ignorait son devoir ou était hors d’état de le remplir, la censure officielle ajoutait une misère et une entrave de plus à celles qui gênaient l’essor du théâtre. Quelques mots me semblent ici nécessaires sur l’origine de la censure et l’étendue de ses pouvoirs.

On veut rattacher l’institution actuelle à celle du Maître des jeux (Master of the Revels), sorte de surintendant des menus plaisirs qui existait sous les Tudors et sous les premiers Stuarts. En fait la censure doit son existence à une loi votée sous le second des princes de la maison de Brunswick (10. George II. cap. 19). Elle était instituée officiellement pour protéger « les bonnes mœurs, la décence et la paix publique », en réalité pour défendre Walpole contre les morsures de la comédie aristophanesque, pour faire taire Fielding, fort supérieur, selon mon humble avis, dans la satire politique à ce qu’il a été dans le roman. Il y aura bientôt un siècle et demi que Walpole est tombé et la censure subsiste ; à la façon de ce factionnaire placé dans une allée de Tsarskoé-Sélo pour garder une rose et qu’on relevait encore, toutes les deux heures, vingt-cinq ans après. La loi de 1813, qui donnait la « liberté » au théâtre, ne l’affranchit pas de la censure du lord chambellan, dont les pouvoirs furent alors délimités géographiquement de la façon la plus bizarre. Car il est impossible de