Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les jours de foires et de marchés. Les communications étant lentes et coûteuses, les voyages à Londres infiniment plus rares qu’aujourd’hui, les gens du pays tenaient à leur troupe qui pouvait seule les mettre au courant des succès du jour. En arrivant dans une nouvelle ville, la femme du directeur allait, respectueusement, solliciter le patronage des dames de la gentry locale. Le directeur s’évertuait, se multipliait, jouait les seconds rôles, siégeait au contrôle, peignait les décors, ôtait son habit et relevait ses manches pour donner un coup de main au machiniste. Sa vie, comme celle de tous les siens, était un mélange du bohème et du bourgeois. Toujours en route, mais toujours dans le même cercle, où toutes les figures lui étaient familières et lui souriaient, où son père, son grand-père, avant lui, avaient exercé la même profession. Il avait des amis dans chaque cité, des morts, aussi, dans chaque cimetière. Il lui naissait des enfans par-ci, par-là, qui, à quatre ou cinq ans, montaient sur les planches. Ces allées et venues, ces voyages à travers la verte campagne, les arrêts et les déjeuners copieux dans une petite auberge au haut des côtes pendant que les chevaux broutaient à même les haies, toute cette fraîcheur et cette paix rustique alternant avec le clinquant et les applaudissemens, la fièvre et la vie artificielle, amusaient par des contrastes inoubliables les petits acteurs de huit ans. Pour les adultes, le métier était, dur et, bien souvent, le roman comique était le roman tragique.

De son côté, le public des petites villes voulait savoir ce qui se passait dans les coulisses. On prenait parti, on cabalait avec passion. Des oisifs écrivaient des pamphlets pour ou contre les acteurs qui se défendaient de leur mieux contre la malignité et la curiosité, quelquefois relevaient le gant de l’adversaire et transformaient leurs tréteaux en tribune. Voici ce qui se passa un soir dans une ville du Nord, comme le rideau venait de se lever sur Antoine et Cléopâtre. Le jeune premier rôle s’approche de la rampe en donnant la main à sa camarade avec la froide politesse de jadis : « Madame, ai-je jamais manqué d’égards envers vous, depuis que je suis dans cette compagnie ? — Non, monsieur. — Vous ai-je adressé des paroles malsonnantes ? — Non, monsieur. — Me suis-je oublié jusqu’à vous frapper ? — Oh ! non, monsieur. » L’auditoire applaudit. Antoine et Cléopâtre prennent position et, après cette scène ajoutée à Shakspeare, entament leurs rôles[1].

De temps en temps, un grand artiste sortait, après trois ou quatre générations de médiocres, d’une de ces vivantes pépinières.

  1. W. Archer, Life of Macready.