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et ces 32 francs constituèrent le premier fonds social. L’un des adhérens acheta, pour le compte de la Société, une pièce de vin dont il avança le prix. A son arrivée en cave la futaille reçoit un choc, se brise, et la moitié du contenu se perd. Les destinataires heureusement n’étaient pas superstitieux. Ils rachètent une autre pièce et se partagent ainsi une boisson moins coûteuse et plus sincère que celle du cabaret.

Ce bon marché, les coopérateurs ne l’obtinrent pas toujours au début. N’offrant pas de surface, ils n’ont de crédit nulle part. La mauvaise volonté des petits commerçans du voisinage leur suscite mille embarras. Ne sachant pas toujours bien acheter, ils font des écoles. N’importe ! Ils persistent et se vendent les uns aux autres, au comptant, des marchandises qu’ils paient souvent plus cher que chez l’épicier, et dont ils doivent aller prendre livraison dans leurs chambres réciproques ; car ils n’ont pas d’argent pour louer un local. Leur premier magasin fut une espèce de cave, au fond d’une cour, rue Basfroi, qu’ils prirent à bail en 1876, au loyer annuel de 100 francs. L’association comptait peu après un millier de membres.

Avec un chiffre d’adhérens quinze fois plus fort, la Moissonneuse a fait, en 1894, sept millions d’affaires ; elle dispose d’un capital de 525 000 francs et possède, outre son siège principal, huit épiceries, deux boulangeries, cinq boucheries, deux grands entrepôts de vin à Bercy, un magasin d’habillement, un autre pour le chauffage et la quincaillerie. Elle est en voie de construire, pour remiser ses voitures, loger ses chevaux et ses diverses marchandises, un magasin général qui lui coûtera 1 200 000 francs, y compris l’achat du terrain. Les « prolétaires » de ce quartier d’où sont sorties tant de révolutions vont devenir propriétaires fonciers dans la capitale.

Tels sont les résultats obtenus en vingt ans, sans secousse, sans argent, sans appui, par l’habile et persévérante initiative de travailleurs auxquels je suis heureux d’avoir ici l’occasion de rendre hommage. Avec le temps, cette œuvre, solidement établie, doit se développer. Jusqu’à ce jour son action demeure cantonnée dans les XIe et XIIe arrondissemens de Paris ; elle ne manquera pas de se propager dans les autres. Et plus elle s’étendra, plus elle sera efficace. A mesure qu’elle vendra davantage, elle vendra moins cher, parce qu’elle achètera meilleur marché, passant des marchés plus forts, obtenant les produits de toute première main ou les fabriquant elle-même.

Quelque parfait que soit le mécanisme décrit plus haut, d’une entreprise particulière d’alimentation comme celle de Potin, il est d’un intérêt social évident qu’elle rencontre des rivales parmi