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de viande de porc achetée chaque matin aux Halles. Elle arrive grillée déjà ou échaudée, et l’animal est tout d’abord découpé en une série de morceaux, dont le traitement variera suivant leurs multiples avatars : aristocratiques ou populaires, crus ou cuits, salés ou fumés, conservés dans la glace ou desséchés à l’air chaud. Cette moitié de cochon français, hollandais ou belge, dont les ouvriers s’emparent pour en tirer une poitrine, un jambon, un lard et un rein, ressortira de l’établissement, dans deux jours ou dans quatre mois, roulée en saucisson de Lyon, d’Arles, de Lorraine ou de Bretagne, hachée en andouille de Vire, de Troyes ou d’Arras, titrée en terrines de pâté ou de rillettes, enfilée en rubans de saucisses ou de cervelas dont la maison Cléret vend 1 500 douzaines chaque jour, ou élevée au rang de jambon d’York, de Bayonne et de Mayence, selon la préparation qu’il aura subie d’après les secrets antiques de chaque ville, connus aujourd’hui par tout le monde et oubliés parfois au lieu même de leur berceau.

Il est des produits qui accusent une perte : tel le saindoux, vendu 0 fr. 60 le kilo, le tiers à peu près de ce qu’a été payée la viande ; il en est d’autres au contraire qui sont vendus 4 fr. 50 le kilo, le triple du prix d’achat, comme le saucisson de Lyon. Celui-là est en quantité minime puisqu’il provient exclusivement de la noix du jambon. Réduite en purée sous les hachoirs, cette viande est ensuite malaxée durant vingt-cinq minutes dans un appareil à vapeur chargé de répartir exactement dans la masse les petits carrés de lard, dont les tranches plus tard se trouveront diaprées sur nos raviers. On y verse en même temps un assaisonnement singulier qui se compose, outre le sel, le poivre et les épices, de sucre, d’huile d’olive, de rhum et de curaçao. La bouillie ainsi obtenue, et pourvue de ces divers ingrédiens, est entonnée et foulée par un mécanisme voisin dans des boyaux de qualité supérieure, — l’établissement en use pour 50 000 francs par an, — et le saucisson est terminé.

Mais il est loin d’être comestible encore. Des ouvriers embobinent ce rouleau humide et flasque dans un double corset de ficelle, vertical et horizontal, puis le saupoudrent de farine et le suspendent en des séchoirs chauffés, où il demeure trois mois au moins avant d’être mis dans le commerce. Les autres espèces de saucissons se vendent deux et trois fois moins cher que celui de Lyon ; il on est, comme celui de Bretagne, qui doivent être cuits, et leurs prix dépendent de la qualité de la viande. Nul cependant n’est confectionné avec de l’âne, comme pourrait le faire croire une légende assez bien établie. La raison en est fort simple : la chair du petit nombre d’ânes disséminés sur le sol français reviendrait, si l’on s’avisait d’y avoir recours, à plus haut