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et de demi-gros, qui florissaient en ce temps, et auxquels les rouliers, messagers et diligences apportaient seuls des stocks. Le jeune Potin, qui faisait ses achats en personne pour éviter l’intermédiaire onéreux des courtiers, revendait presque au prix coûtant. Pendant six ans il usa de ce système, gagna fort peu, mais se fit beaucoup connaître. Si bien qu’en 1850, plein de confiance dans l’avenir, il osait prendre rue du Rocher la suite d’une épicerie plus importante. Elle avait pour maître ce M. Bonnerot dont il vient d’être parlé, qui avait émigré sur la rive droite, et elle était baptisée par le public du nom d’ « Association », — peut-être parce que l’éclatant uniforme porté par les garçons lui donnait un caractère semi-administratif.

Dès la première année le nouveau propriétaire arriva au chiffre de 3 000 francs d’affaires par jour. La création des chemins de fer favorisant les relations avec le dehors, il s’appliqua à introduire les articles étrangers, inconnus ou peu usités en France, partant très coûteux jusque-là. Il aborda ensuite son projet favori, devenu la clef de voûte du nouveau commerce, consistant à se faire lui-même fabricant afin de pouvoir vendre à meilleur compte des produits meilleurs. Il commença par le chocolat : pendant sept ans, dans un hangar situé au fond de sa cour où il avait installé un embryon de manufacture, il fit manœuvrer lui-même sa broyeuse à cacao. Ce laborieux avait une idée très haute de sa profession : « Pour se rendre compte de la substance intime et de la confection de ses innombrables marchandises, il faudrait, disait-il, que l’épicier fût cuisinier, il faudrait qu’il fût chimiste. » Et il s’efforçait de le devenir, ayant l’œil partout, absorbé, infatigable, ignorant tout plaisir, indifférent aux satisfactions de l’aisance. M. et Mme Potin couchèrent assez longtemps dans une soupente, rue du Rocher, au-dessus de leurs magasins. Plus tard, bien qu’il eût fondé en 1859 une succursale boulevard Sébastopol, au loyer de 20 000 francs, et qu’il eût jeté à la Villette, sur des terrains maraîchers, les premières bases de son usine, Potin différait d’année en année, faute de fonds, l’achat de l’argenterie nécessaire à son ménage.

Plus il allait, plus ses affaires grandissaient, plus il était gêné. Chez cet homme qui avait débuté sans capitaux, qui n’eut ni banquiers ni commanditaires, les ambitions dépassaient toujours les ressources. Bien souvent Mme Potin, qui tenait la caisse, dut monter en hâte à son mari la recette du matin pour faire face aux échéances de l’après-midi. Un soir la belle-mère du patron, Mme Menet, le sachant mal à l’aise, et n’osant lui offrir un prêt que sa fierté eût repoussé, arriva chez lui avec un gros portefeuille sous le bras, et, le prenant à part : « Dis donc, Félix, voici