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concentration des ventes, permettant l’abaissement des prix.

Jusqu’à nos jours et depuis un temps immémorial subsistaient côte à côte deux corps distincts vendant à peu près les mêmes choses : les apothicaires-épiciers et les épiciers tout court. Ces derniers tenaient en première ligne les épices : safran, girolle, cannelle, muscade, dont nos ancêtres longtemps raffolèrent.


Aimez-vous la muscade ? On en a mis partout


n’eût pas été une raillerie au moyen âge, où les riches faisaient de ces condimens une consommation effroyable. L’épicier vendait aussi la plupart des confiseries, parmi lesquelles, au temps de Boileau, les conserves de roses violes, le sucre rosat, le pied de chat, le pas d’âne, les dragées, le pignolat et le jus de réglisse. Il leur était enfin loisible de débiter les produits pharmaceutiques dits étrangers, tels que le mithridate, l’alkermès, l’hyacinthe et la thériaque, mais à condition de les faire visiter au préalable par le bureau des « apothicaires-épiciers ».

Ce sont les successeurs de ces mêmes épiciers qui vendent aujourd’hui le sucre, l’huile et le vinaigre, les chocolats, cafés, thés, pâtes et riz, le poisson sec et salé, les conserves de fruits, île viande et de légumes, les œufs et les fromages, les vins et les liqueurs, la volaille et le gibier, sans parler des huiles, pétroles ou essences d’éclairage, et dont on peut dire, depuis que les principaux d’entre eux ont abordé la viande, les fruits et les légumes frais, qu’ils embrassent, à l’exception du pain, la totalité de l’alimentation.

La révolution commença vers 1840, dans une boutique du Gros-Caillou où M. Bonnerot, âgé aujourd’hui de 90 ans et modestement retiré à la campagne, fut l’initiateur de l’épicerie moderne. L’ancienne était alors, il faut bien l’avouer, un commerce absolument malhonnête dont peu de gens ont gardé le souvenir. On fraudait beaucoup sur la quantité de tous les articles, grâce à la connivence des domestiques dont la gratification du « sou pour livre » n’était pas le seul profit illicite. En ce temps-là les pains de sucre ne pesaient jamais leur poids et l’huile à brûler était le sujet d’opérations machiavéliques : à la servante qui venait chercher 10 kilos d’huile dans un bidon on n’en livrait communément que 8. Celle-ci fermait les yeux et, à son tour, rapportait ledit bidon à remplir lorsqu’il contenait encore environ 2 kilos, qu’elle revendait pour son compte personnel à l’épicier, mais à moitié prix seulement, parce que, lui disait-on, « ce fond de vase ne pouvait être considéré que comme une égoutture. » Si bien que le bourgeois payait 10 kilos et n’en brûlait réellement que 6 ou 7.