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transatlantiques, donnent 20 nœuds en service courant. Supposez donc que l’un d’eux nous aperçoive à 10 milles, — cela n’a rien que d’ordinaire, — et nous reconnaisse à quelque particularité qui dénonce le bâtiment de l’Etat. Il vire de bord et prend chasse, forçant de vapeur, atteignant 21 nœuds, 22 peut-être. Nous en donnerons 24 et serons dans ses eaux au bout de quatre heures. Mais à quel prix ? — Il aura fallu développer 25 000 chevaux au moins, c’est-à-dire dépenser une trentaine de tonnes de charbon par heure, si économique que soit notre machine. Or, si chaque poursuite nous coûtait 120 tonneaux de combustible, nous verrions bientôt le fond de nos soutes, et le ravitaillement le mieux organisé ne suffirait pas à les remplir.

Construisons par conséquent des croiseurs qui ressemblent à des paquebots, qui ne laissent apercevoir de loin qu’une muraille lisse, des mâts simples et peu élevés, une étrave droite, de légères passerelles.

Ce n’est même pas assez, car au bout de peu de temps le « signalement » de notre croiseur serait exactement connu ; et, comme l’Indien qui se recouvre d’une peau de bison pour approcher sa proie dans la prairie. — ne s’agit-il pas d’une vraie chasse ? — il faut que notre croiseur puisse se déguiser ; qu’il se donne l’apparence extérieure d’un neutre ou d’un ami, appartenant à une ligne bien connue ; qu’il modifie par conséquent le tracé de ses lignes de plat bord, la hauteur de ses cheminées, l’emplacement de ses mâts.

Moyens peu pratiques, diront certains. Pourquoi donc ? C’est affaire de quelques dispositions prises d’avance, de quelques manœuvres de force qui n’eussent pas effrayé nos pères, de quelques toiles solidement clouées sur de bons châssis, enfin d’une couche de peinture habilement distribuée.

Moyens qui nous répugnent, ajoutera-t-on peut-être… Pourquoi encore ? Et quelle idée se fait-on de la guerre, si l’on repousse des ruses pratiquées de tout temps, des ruses que l’on emploiera contre nous sans scrupule ?

Les navires de guerre hésitent-ils à montrer, la nuit, des fanaux identiques à ceux de l’ennemi pour enlever par surprise un bâtiment isolé ou pour semer le désordre dans une escadre ? — Faut-il citer comme exemple cette catastrophe de la nuit du 12 au 13 juillet 1801, où l’on vit deux trois-ponts espagnols se combattre et s’incendier l’un l’autre, parce qu’un vaisseau anglais passant entre eux avec des feux de reconnaissance bien placés leur avait lâché simultanément ses deux bordées ?

Mais s’il importe tant de n’être point reconnu, il importe par