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aigu en luisant vibrer toute la boîte. C’était un violon d’Andréa Guarneri, avec la date de 1680.

Démétrius, grand et svelte, un peu courbé, avec son long cou pâle, avec ses cheveux rejetés en arrière, avec sa boucle blanche sur le milieu du front, réapparut. Il tenait le violon. Il se passa une main dans les cheveux, à la tempe, près de l’oreille, d’un geste qui lui était familier. Il accorda l’instrument, frotta l’archet de colophane, puis attaqua la sonate. Sa main gauche, crispée et fière, courait le long du manche ; le bout de ses doigts maigres pressait les cordes, et, sous la peau, le jeu des muscles était si visible que cela faisait peine ; sa main droite, en donnant le coup d’archet, avait un geste large et impeccable. Parfois, il appuyait plus fort avec le menton, inclinait la tête, fermait à demi les paupières, semblait se recueillir dans une volupté intérieure ; parfois il redressait le buste, fixait devant lui des yeux illuminés, souriait d’un fugitif sourire, et son front avait une extraordinaire pureté.

Tel réapparut le violoniste au survivant. Et George revécut des heures de vie déjà vécues ; il les revécut, non pas seulement en images, mais en sensations réelles et profondes. Il revécut les longues heures de chaude intimité et d’oubli, alors que Démétrius et lui-même, seuls, dans la chambre tiède où ne pénétrait aucun bruit, exécutaient la musique de leurs maîtres aimés. Comme ils s’oubliaient alors ! En quels ravissemens étranges les emportait bientôt cette musique exécutée de leurs propres mains ! Souvent la fascination d’une mélodie unique les tenait prisonniers, toute une après-midi, sans qu’ils pussent sortir du cercle magique. Que de fois ils avaient répété cette Romance sans paroles de Mendelssohn, qui leur avait révélé à eux-mêmes, dans le fond de leur propre cœur, une sorte de désespérance inconsolable ! Que de fois ils avaient répété une sonate de Beethoven qui semblait leur étreindre l’âme et l’entraîner avec une rapidité vertigineuse à travers l’infini de l’espace, la pencher au passage sur tous les abîmes !

Le survivant remontait dans ses souvenirs jusqu’à l’automne de 188.., à cet inoubliable automne de mélancolie et de poésie, lorsque Démétrius sortait à peine de convalescence. Ce devait être le dernier automne ! — Après une longue période de silence forcé, Démétrius reprenait son violon avec un trouble étrange, comme s’il eût craint d’avoir perdu toutes ses aptitudes et toute sa maîtrise, de ne plus savoir jouer. Oh ! le tremblement de ses doigts affaiblis sur les cordes et l’incertitude de l’archet, quand il voulut essayer les premières notes ! Et ces deux larmes qui se formèrent