Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douterais point de vous ; je croirai toujours à votre cœur, à votre intelligence, à votre dévouement, auxquels rien n’aura manqué que le don de me faire un plaisir de plus. »

Cependant ces agitations s’apaisent avec les années, mais en même temps la correspondance devient moins active et moins familière. Était-ce que les sentimens avaient changé? Non. Mais l’intensité de sa vie et de ses devoirs absorbait de plus en plus Lacordaire et lui laissait moins de temps pour l’amitié. Et puis l’expansion est un don de jeunesse. A mesure qu’il avance dans ce chemin dont parle Dante, l’homme se renferme davantage en lui-même, et lorsqu’il en a dépassé le milieu, il vit d’une vie de plus en plus intérieure et solitaire, jusqu’au jour où, dernier témoin d’un passé disparu, il n’est plus connu et compris que de lui-même. Nous avons vu que les dernières années de Lacordaire s’écoulèrent dans une demi-retraite à Sorèze. Viventi, hospitium, morienti sepulcrum, utrique beneficium, disait-il lui-même, non sans quelque secrète mélancolie. Autrefois Mme de V... souhaitait pour lui la gloire et la paix. C’était la paix, mais ce n’était plus la gloire. Pendant ce temps, elle-même continuait de vivre à Paris ou à B... de la vie tranquille d’une femme qui n’est plus jeune, et qui se livre tout entière à ses devoirs de famille et de monde. Les préoccupations étaient devenues différentes. On s’en aperçoit au ton des lettres, de plus en plus rares. Le mot de madame y revient souvent. Parfois Lacordaire y ajoute celui d’ancienne amie. Ainsi s’amortissent avec les années presque tous les sentimens humains. Cependant on retrouve encore parfois, dans ces lettres, comme un écho affaibli des anciennes tendresses. « Il m’arrive souvent, lui écrit Lacordaire, de regretter le temps où j’allais vous visiter à B... Vous y reverrai-je jamais? Dieu seul le sait, mais quoi qu’il arrive, le temps n’efface point les souvenirs que vous m’avez laissés. »

Il devait cependant la revoir à B..., mais dans des circonstances singulièrement tristes. Pour Lacordaire, la mort fut à la fois prématurée et lente à venir: prématurée, car il mourut à cinquante-neuf ans ; lente, car la lutte dura longtemps entre le mal qui l’emportait et une constitution originairement robuste qu’avaient épuisée les fatigues et les austérités. Lorsque l’illusion ne fut plus permise, l’affection, qui n’avait fait que sommeiller, se réveilla et se traduisit de la part de Mme de V... par d’ardens témoignages. Il n’est presque pas une lettre de Lacordaire, durant la dernière année de sa vie, qui ne contienne l’expression de sa reconnaissance pour quelque marque de sollicitude et de dévouement. Trop faible pour écrire, il ne pouvait déjà plus que signer.