Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/759

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette interruption du souci intérieur, ce répit singulier qu’il avait obtenu sans effort et qui ne l’étonnait pas, firent que ses yeux s’ouvrirent enfin au spectacle du paysage solitaire et grandiose. L’attention qu’il lui donna fut calme et sereine. Il crut reconnaître dans l’aspect de la campagne un symbole de son sentiment et presque l’empreinte visible de ses pensées.

C’était l’après-midi. Un ciel pur et liquide baignait de sa couleur toutes les apparences terrestres et semblait en subtiliser la matière par une pénétration infiniment lente. Les diverses formes végétales, distinctes de près, se dégradaient dans le lointain, perdaient peu à peu leurs contours, semblaient s’évaporer par le sommet, tendaient à se fondre en une seule forme, immense et confuse, qu’animerait une seule respiration rythmique. Ainsi, peu à peu, sous le déluge d’azur, les collines s’égalisaient et le fond de la vallée prenait l’aspect d’un golfe paisible où se refléterait le ciel. Sur ce golfe uni, le massif isolé de la montagne se dressait en opposant aux espaces liquides l’inébranlable solidité de ses arêtes, que la blancheur des neiges couronnait d’une lumière presque surnaturelle.


VII

Enfin la villa apparut entre les arbres, toute voisine, avec ses deux larges terrasses latérales garnies de balustrades que supportaient de petits pilastres de pierre, et, sur les pilastres, ses vases de terre cuite en forme de bustes représentant des rois et des reines à qui les pointes aiguës des aloès mettaient sur la tête de vivantes couronnes.

La vue de ces grossières figures rougeâtres, dont quelques-unes se détachaient en plein sur l’azur lumineux, réveilla subitement chez George de nouveaux souvenirs de sa lointaine enfance : des souvenirs confus de récréations champêtres, de jeux, de courses, de contes imaginés au sujet de ces rois immobiles et sourds dont les plantes tenaces pénétraient de leurs racines le cœur d’argile. Il se rappela même qu’il avait eu longtemps une prédilection pour une reine à laquelle le feuillage pendant d’une plante grasse faisait une épaisse et longue chevelure qui, au printemps, se constellait d’innombrables fleurettes d’or. Il la chercha curieusement des yeux, ayant déjà reformées dans l’esprit les images de la vie obscure et intense dont sa fantaisie enfantine l’avait animée. Il la reconnut sur un pilastre d’angle ; et il sourit comme s’il avait reconnu une amie ; et, pendant quelques secondes, toute son âme resta tendue vers le passé irrévocable, avec une émotion qui n’était pas sans douceur. Grâce à la détermination