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elle était morte peut-être, elle était assise là-bas dans son fauteuil, immobile, le menton sur la poitrine, morte. Cette ; vision avait le relief de la réalité et le glaçait d’une épouvante véritable. Il ne bougea plus, n’osa plus faire un mouvement, debout, avec un cercle de fer autour de la tête, un cercle qui, pareil à une matière élastique et froide, s’élargissait et se resserrait selon les pulsations de ses artères. Ses nerfs le tyrannisaient, lui imposaient le désordre et l’excès de leurs sensations. La vieille se mit à tousser, et il eut un sursaut. Alors il se retira doucement, doucement, sur la pointe des pieds, pour ne pas être entendu.

« Que m’arrive-t-il donc ce soir ? Je ne puis plus rester seul ici. Il faut que je descende… » Pourtant il prévoyait que, après la scène atroce, il lui serait également impossible de supporter l’aspect douloureux de sa mère. « Je sortirai, j’irai chez Christine. » Ce qui l’engageait à cette visite, c’était le souvenir de l’heure touchante et triste passée dans le jardin avec sa bonne sœur.

C’était une soirée pluvieuse. Dans les rues déjà presque désertes, les rares becs de gaz jetaient des lueurs ternes. D’une boulangerie close venaient des voix de mitrons à l’ouvrage et une odeur de pain ; un débit envoyait les sons d’une guitare accordée à la quinte et un refrain de chanson populaire. Une bande de chiens errans passa à la course et se perdit dans les ruelles sombres. L’heure sonna au clocher.

Peu à peu, la marche à l’air libre apaisa son exaltation. Il semblait comme se vider de cette vie fantastique qui lui encombrait la conscience. Son attention se portait sur ce qu’il voyait et entendait. Il s’arrêta pour écouter les sons de la guitare, pour aspirer l’odeur du pain. Quelqu’un passa dans l’ombre sur l’autre trottoir, et il crut reconnaître Diego. Cette rencontre l’émut ; mais il sentit que toute sa rancune était tombée, que rien de violent ne subsistait au fond de sa tristesse. Certains mots de son frère lui revinrent à la mémoire. Il pensa : « Qui sait s’il n’a pas dit vrai ? Jamais je n’ai rien fait pour personne ; j’ai toujours vécu pour moi seul. Ici, je suis un étranger. Tout le monde, ici, me juge peut-être de la même manière. Ma mère disait : — Tu vois maintenant la vie que nous menons ? Dis, tu la vois ? Mais j’aurais beau voir couler toutes ses larmes, je ne trouverais pas la force de la sauver… »

Il arrivait à la porte du palais Celaia. Il entra, franchit le vestibule ; en traversant la cour, il leva les yeux. On n’apercevait de lumière à aucune des hautes fenêtres ; il y avait dans l’air comme une odeur de paille pourrie ; un robinet de fontaine dégouttait dans un angle obscur ; sous le portique, devant une image de la Vierge recouverte d’une grille, une petite lanterne brûlait,