Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/743

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Dis, te rappelles-tu, demanda Christine, le jour où tu es tombé dans le bassin et où notre pauvre oncle Démétrius t’en a retiré ? Comme tu nous as fait peur, ce jour-là ! C’est miracle qu’il ait pu te retirer vivant !

Au nom de Démétrius, George eut un sursaut. C’était le nom aimé, le nom qui lui mettait toujours au cœur une grande palpitation. Il prêta l’oreille à sa sœur ; il regarda l’eau sur laquelle des insectes aux longues jambes faisaient des courses rapides. Une envie inquiète lui vint de parler du mort, d’en parler abondamment, de ressusciter tous les souvenirs ; mais il se retint, par ce sentiment d’orgueil qui fait qu’on veut conserver un secret pour s’en repaître l’âme dans sa solitude ; il se retint par un sentiment qui était presque de la jalousie, à la pensée que sa sœur aurait pu s’émouvoir et s’attendrir sur la mémoire du mort. La mémoire du mort, c’était son bien exclusif. Il la gardait pour jamais dans l’intimité de son âme, avec un culte attristé et profond, pour toujours. Démétrius avait été son père véritable, était son seul et unique parent.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

— Te rappelles-tu, disait Christine, le soir où tu t’es caché et où tu as passé toute la nuit dehors, sans te faire voir jusqu’au matin ? Comme nous avons eu peur cette fois aussi ! Comme nous t’avons cherché ! Comme nous t’avons pleuré !

George sourit. Il se rappelait s’être caché, non par jeu, mais par une curiosité cruelle, pour faire croire qu’il était perdu, pour se faire pleurer par les siens. Dans la soirée, dans une soirée humide et calme, il avait entendu les voix qui l’appelaient, il avait épié les moindres bruits qui venaient de la maison bouleversée, il avait retenu sa respiration avec une joie mêlée de terreur en voyant passer près de sa cachette les personnes qui le cherchaient. Et, lorsqu’on eut fouillé tout le jardin sans résultat, il resta encore tapi dans sa cachette. Et alors, au spectacle de la maison dont les fenêtres s’illuminaient et s’obscurcissaient tour à tour comme par le passage de gens en émoi, il avait ressenti une émotion extraordinaire, aiguë jusqu’aux larmes ; il s’était apitoyé sur l’angoisse des siens et sur lui-même, comme s’il eût été réellement perdu ; mais, malgré tout, il s’était obstiné à ne pas se faire voir. Et puis, l’aube était venue, et la lente diffusion de la lumière dans l’immensité silencieuse avait balayé de son cerveau comme un brouillard de folie, lui avait rendu la conscience du réel, avait éveillé en lui le remords. Il avait pensé à son père, au châtiment, avec