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n’était point comme cela. J’ai le souvenir net que ce n’était point comme cela. Cette expansion de brutalité latente insoupçonnée semble s’être accomplie lentement, progressivement. Et moi, moi, je suis le fils de cet homme ! »

Il regarda son père. Il remarqua qu’à l’angle des yeux, sur les tempes, cet homme avait un faisceau de rides avec, sous chaque œil, une boursouflure, une espèce de poche violacée. Il remarqua le cou court, gonflé, rougeâtre, apoplectique. Il s’aperçut que les moustaches et les cheveux portaient des traces de teinture. L’âge, le commencement de la vieillesse chez un être voluptueux, l’œuvre implacable du vice et du temps, l’artifice vain et maladroit pour cacher le grisonnement sénile, la menace d’une mort subite, toutes ces choses tristes et misérables, basses et tragiques, toutes ces choses humaines mirent au cœur du fils un trouble profond. Une immense pitié l’envahit ; même pour son père. « Le blâmer ? Mais il souffre aussi. Toute cette chair qui m’inspire une si forte aversion, toute cette lourde masse de chair est habitée par une âme. Que d’angoisses peut-être et que de lassitudes !… Certainement, il a une peur folle de la mort… » Soudain, il eut la vision intérieure de son père agonisant. Une attaque le renversait, foudroyé ; il pantelait, vivant encore, livide, muet, méconnaissable, les yeux pleins de l’horreur de mourir ; puis il s’immobilisait, comme terrassé par un second coup de l’invisible massue, chair inerte. « Ma mère le pleurerait-elle ? »

Sa mère lui dit :

— Tu ne manges pas, tu ne bois pas. Tu n’as presque touché à rien. Tu es indisposé, peut-être ?

Il répondit :

— Non, mère. Ce matin, je n’ai pas d’appétit.

Le bruit de quelque chose qui se traînait près de la table le fit retourner. Il aperçut la tortue décrépite et se souvint des paroles de tante Joconde : « Elle est devenue boiteuse comme moi. Ton père, d’un coup de talon… »

Pendant qu’il regardait, sa mère lui dit, avec la lueur d’un sourire :

— Elle a ton âge. Quand on me l’a donnée, j’étais enceinte de toi. Elle dit encore, avec le même imperceptible sourire :

— Elle était toute petite ; elle avait l’écaille presque transparente ; elle ressemblait à un joujou. C’est chez nous qu’elle a grandi, avec le temps.

Elle prit une pelure de pomme, l’offrit à la tortue, resta un instant à regarder la pauvre bête qui remuait sa tête jaunâtre de vieux serpent avec un tremblement engourdi. Puis elle se mit à peler une orange pour George, d’un air rêveur.