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— Ma pauvre mère !

Et il la fit asseoir, se mit à genoux devant elle, la regarda. Il la regarda longuement, comme s’il la revoyait pour la première fois après une longue séparation. Et elle, la bouche contractée, avec un sanglot mal contenu qui s’étranglait dans sa gorge, demanda :

— Je t’ai fait beaucoup de peine ?

Elle essuya les larmes de son fils, lui caressa les cheveux. Elle disait, d’une voix entrecoupée de sursauts convulsifs :

— Non, George, non ! ce n’est pas à toi de t’affliger, ce n’est pas à toi de souffrir !… Dieu t’a tenu éloigné de cette maison. Ce n’est pas à toi de souffrir. Toute ma vie, depuis ta naissance, toute ma vie, toujours, toujours, j’ai cherché à t’épargner une peine, une douleur, un sacrifice ! Oh ! cette fois-ci, pourquoi n’ai-je pas eu la force de me taire ?… J’aurais dû me taire ; j’aurais dû ne te dire rien ! Pardonne-moi, George. Je ne croyais pas te faire tant de peine. Ne pleure plus, je t’en supplie. George, je t’en supplie, ne pleure plus ! Je ne peux pas te voir pleurer.

Elle était sur le point d’éclater, vaincue par l’angoisse.

— Tu vois, dit-il : je ne pleure plus.

Il appuya la tête sur les genoux de sa mère ; et, sous la caresse des doigts maternels, il ne tarda pas à se calmer. De temps à autre, un sanglot le secouait encore. Dans son esprit repassaient, sous forme de sentimens vagues, les lointaines afflictions de son adolescence. Il entendait le gazouillement des hirondelles, le grincement de la roue d’un rémouleur, des voix qui criaient dans la rue : bruits connus, entendus dans les après-midi de jadis ; bruits qui lui faisaient défaillir le cœur. Après la crise, son âme se trouva dans une sorte de fluctuation indéfinissable ; mais, comme l’image d’Hippolyte venait de réapparaître, il se fit en lui un nouveau bouleversement si tumultueux que, sur les genoux de sa mère, le jeune homme poussa un soupir.

Elle se pencha, en murmurant :

— Comme tu soupires !

Sans ouvrir les paupières, il sourit ; mais une immense prostration l’envahissait, une lassitude désolée, un besoin désespéré de se soustraire à cette lutte sans répit.

La volonté de vivre se retirait de lui peu à peu, comme la chaleur abandonne un cadavre. De l’émotion récente rien ne subsistait plus ; sa mère lui redevenait étrangère. — Que pouvait-il faire pour elle ? la sauver ? lui redonner la paix ? lui redonner la santé et la joie ? Mais le désastre n’était-il pas irréparable ? Désormais l’existence de cette femme n’était-elle pas empoisonnée pour toujours ? — Sa mère ne pouvait plus être pour lui un refuge