Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/730

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle le regardait avec une sorte de timidité, sans trouver autre chose à dire ; mais elle avait dans ses yeux une attente manifeste. Et George sentait son cœur se serrer d’une pitié anxieuse. Il pensait : « Cette misérable créature tombée jusqu’aux plus basses dégradations de la nature humaine, cette pauvre bigote gourmande, je lui suis attaché par les liens du sang, je suis de la même race qu’elle ! »

Une inquiétude visible avait pris tante Joconde ; ses yeux étaient devenus presque impudens. Et elle répétait :

— Ainsi… ainsi…

— Oh ! pardon ! tante Joconde, dit-il enfin avec un effort pénible. Cette fois, j’ai oublié de t’apporter des bonbons.

Le visage de la vieille changea, comme si elle eût été sur le point de se trouver mal ; ses yeux s’éteignirent ; elle balbutia :

— Cela ne fait rien…

— Mais je t’en donnerai demain, ajouta George en manière de consolation, avec un serrement de cœur. Je t’en donnerai ; puis, j’écrirai…

La vieille se ranimait. Elle dit, très vite :

— Tu sais, aux Ursulines… on en trouve.

Un silence suivit, pendant lequel elle eut sans doute l’avant-goût des délices du lendemain ; car sa bouche édentée fit entendre le petit bruit qu’on fait en ravalant la salive surabondante.

— Mon pauvre George !… Oh ! si je n’avais pas mon George !… Vois-tu ? Ce qui arrive dans cette maison c’est un châtiment du Ciel… Mais va donc, va sur le balcon regarder les vases. C’est moi, moi seule qui les arrose ; je pense toujours à George, moi ! Auparavant, j’avais Démétrius, mais je n’ai que toi aujourd’hui.

Elle se leva, prit son neveu par la main et le conduisit à l’un des balcons. Elle lui montra les vases florissans ; elle cueillit une feuille de bergamote et la lui tendit. Elle se baissa pour tâter si la terre était sèche.

— Attends ! dit-elle.

— Où vas-tu ! tante Joconde ?

— Attends !

Elle s’éloigna de son pas boiteux, sortit de la chambre, rentra une minute après avec un broc plein, qu’elle avait peine à porter.

— Mais, ma tante, pourquoi faire cette besogne ? pourquoi te donner cette peine ?

— Les vases ont besoin d’eau. Si je n’y pensais pas, qui donc y penserait ?

Elle arrosa les vases. Sa respiration était très oppressée, et le halètement rauque de cette poitrine sénile faisait mal au jeune homme.