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un grand cri, elle retombe à genoux. Les pages qui suivent sont les pages capitales du rôle et de l’ouvrage entier. Ici le drame se dénoue : ici la beauté morale et la beauté musicale s’élèvent ensemble au plus haut degré. La prière d’abord est une merveille. Trop longue sans doute, mais il y fallait mettre tant de choses ! Il fallait qu’Élisabeth y rassemblât tous les trésors de son être ; que de sa jeunesse et de son amour, de sa pureté et de sa douleur, de ses prières et de ses larmes elle fît ici la totale et suprême oblation. Il fallait qu’on entendît presque son âme se détacher avec douceur et avec lenteur aussi ; que ce détachement n’eût rien de brusque ou seulement de matériel et de sensible. Or c’est bien par l’immatérialité que la prière d’Élisabeth est le plus admirable. Il n’y a là, disent quelques-uns, que des accords. — Et quand cela serait. Y a-t-il donc autre chose en presque toute la musique de Palestrina, par exemple ? — Mais cela n’est pas. Si la prière d’Élisabeth est belle par les harmonies qui l’accompagnent et justement par certaines consonances et certaines successions palestiniennes, elle ne l’est pas moins par le mouvement, les sonorités, les modulations et la mélodie même. Tout y est uniforme ainsi qu’il convient. Le tempo n’y varie qu’une ou deux fois, et à peine ; même parti pris d’unité dans la couleur tonale. Les rares modulations, finement expressives, s’écartent à peine de la tonalité préétablie et pour y rentier aussitôt. Rien de plus grave et de plus doux à la fois que l’orchestration : les seuls instrumens à vent tiennent de longs accords ; pas une fois on ne sent la morsure d’un archet sur une corde. Quant à la mélodie, elle trace sur ce fond uni sa ligne pure et presque horizontale. La voix, comme la pensée, ne dévie pas. Tandis que Tannhæuser n’est que contraste et contradiction humaine, on voit en Élisabeth quelque chose de la constance et de la fixité de Dieu. « Opérez votre salut, a dit saint Paul, avec crainte et tremblement. » Toutefois, ajoute Bossuet aux paroles de l’apôtre, « toutefois il faut encore bannir l’agitation et l’inquiétude de cette recherche. » Telles sont bien les dispositions d’Élisabeth opérant un salut plus cher que le sien, et dans la suprême oraison de la jeune fille, dans cette mélodie à la fois si humble et si persévérante, on ne sait qu’admirer davantage, le tremblement et la crainte, ou la confiance et la paix.

C’est ici le sommet du bien, comme la symphonie du Venusberg est l’abîme ou le fond du mal. Ici la musique de plus en plus se spiritualise. Dans la symphonie du Venusberg tout est corps, tout est sens ; tout, au contraire, est âme dans les harmonies et dans la mélodie sans paroles qui accompagne Élisabeth remontant à la Wartburg pour mourir. Jamais Wagner n’a rien écrit de plus beau que cette page, l’une des premières où, désespérant de la parole comme trop humaine et matérielle, il ait cherché et trouvé ce qu’elle lui refusait dans