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rassemblent et s’y affrontent, autrement dit parce que cet acte est en même temps une sublime opposition et un raccourci sublime.

La symphonie du mal ou du péché, comme on pourrait nommer l’ensemble des motifs se rapportant au Venusberg, cette symphonie est plus belle encore au troisième acte qu’au premier. D’abord elle y est plus courte. La Bacchanale par laquelle s’ouvre l’ouvrage et la scène suivante entre Vénus et Tannhæuser ont des proportions véritablement excessives. Tout y surabonde et y déborde. De ces mélodies, de ces harmonies, de cette instrumentation extraordinaire on ne jouit plus à force d’en jouir. Ici au contraire tout se ramasse pour frapper un seul coup, et foudroyant. En quelques pages toutes les forces de cette musique donnent ensemble. C’était l’analyse au début, maintenant et pour finir c’est la synthèse. C’est le contraste aussi. Tannhæuser vient d’achever le magnifique récit de son pèlerinage, hélas ! inutile. Il a dit, avec l’orchestre haletant et brisé, la fatigue et l’angoisse du chemin, ses pieds meurtris, ses lèvres pénitentes fuyant jusqu’à la fraîcheur des sources, et ses yeux indifférens au soleil italien. Il a dit, et les thèmes pieux ont tinté, et les thèmes de colère et de malédiction ont rugi, il a dit son arrivée à Rome, ses aveux, son repentir, le pontife imploré vainement, et le pardon qui sur lui seul n’a pas voulu descendre. Alors, tandis que dans la nuit, pour d’autres indulgente et pour lui sans pitié, se perdaient les dernières harmonies de miséricorde et de salut, alors, d’un seul et furieux élan Tannhæuser s’est rejeté dans le mal « et le nouvel état de cet homme a été pire que le premier. » Jadis, au chant des pèlerins, au soleil d’avril, son âme s’était attendrie et fondue, et s’écroulant, comme dit Wagner lui-même, « dans la plus effroyable contrition, » Tannhæuser avait jeté, sur un trait fulgurant de l’orchestre, le cri sublime : « Seigneur, soyez béni ! Ah ! votre grâce est infinie. » Plus encore peut-être que le cri du salut, sublime est le cri de la perdition. Tous les thèmes de luxure et de volupté lui répondent. De la symphonie du Venusberg on sait la frénésie, les élans ou plutôt les élancemens, les convulsions et les spasmes, enfin toutes les torturantes délices. Qu’on se reporte ici par la pensée à la Gorge aux Loups du Freischütz. Qu’on s’en rappelle surtout le début : les tenues profondes, la lente descente des basses, les frissons funèbres et la psalmodie qui tombe en notes régulières et lourdes. Cette musique est sombre, on dirait presque humide comme la nuit ; elle est froide comme la mort. Chaude au contraire est la musique de Wagner, chaude comme la vie, et la vie impure : « Je viens à toi, déesse aimée, » dit le texte. Il faudrait : « Je reviens, » car le rappel des motifs n’est beau ici d’une si tragique beauté que parce qu’il signifie ce retour, la rechute pire que la chute, le mal choisi pour la seconde fois et pour l’éternité par l’impénitence et le désespoir.