Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à peu près du même âge. Leurs deux vies se sont donc écoulées côte à côte, et le lien qui les unissait n’a jamais été rompu.

D’où vint entre eux la première attache ? Il est assez difficile de le deviner, car ils étaient nés singulièrement loin l’un de l’autre. M me de V... appartenait, par sa naissance comme par son mariage, au monde légitimiste. Son mari, galant homme, dont le nom revient souvent à travers la correspondance, était un abonné de la Quotidienne, et cette divergence d’opinions donne lieu, dans leurs lettres, à d’assez fréquentes plaisanteries. Mme de V... ne paraît pas cependant avoir été aussi vive que son mari sur les sujets politiques. Autant qu’on peut deviner son caractère à travers les lettres que lui adresse Lacordaire (car les siennes ont été détruites), c’était moins un esprit supérieur qu’une âme noble et tendre, passionnément dévouée à ceux qu’elle aimait, et s’ingéniant à les servir avec une délicatesse et une générosité discrètes. On en pourra juger par ce trait.

Lacordaire était pauvre. Il avait traversé quelques années auparavant une période difficile. Lorsque, après deux années de vie commune avec Lamennais, il avait rompu avec lui et quitté la Chesnaye, c’était avec trois écus dans sa poche et un habit d’été, qu’en plein hiver, il était arrivé à Paris. La mort de sa mère l’avait mis en possession d’une rente de douze cents francs, qui constituait tout son avoir, et le capital de cette rente fondait rapidement entre ses mains imprévoyantes. Les deux ou trois personnes qui étaient au courant de cette situation s’en inquiétaient pour lui. Comment Mme de V... en fut-elle informée? Probablement par Mme Swetchine, qu’elle connaissait également. Elle crut pouvoir y porter remède en prenant l’archevêque de Paris comme intermédiaire d’une proposition généreuse. Lacordaire refusa par une lettre pleine de dignité. « Grâce à Dieu, répondit-il, je n’ai besoin de rien, je suis libre et content. Si la Providence m’avait fait défaut par le cours naturel des choses, j’aurais trouvé fort doux qu’elle le rétablit par votre cœur; mais il n’en est pas ainsi. Je conserverai dans mon souvenir le plus intime la marque d’attachement que vous m’avez donnée et vous prie de me conserver aussi les sentimens dont vous m’avez fait jouir depuis plusieurs années et dont vous m’avez donné cette marque dernière. »


A partir de ce jour la glace est rompue. Lacordaire ne lui écrit plus : Madame la comtesse, mais chère amie, et l’intimité commence. Aussi est-elle une des premières personnes avec lesquelles il s’ouvre sur son grand dessein de rétablir en France l’Ordre de